L’enseignement du système pronominal du français en République tchèque : une nécessaire mise au point morphosyntaxique

Par Christophe Cusimano
Publication en ligne le 25 février 2014

Résumé

Anotace :Tento článek je příležitostí poukázat na didaktickou užitečnost kontrastivní morfosyntaktické analýzy pronominálního systému francouzštiny a češtiny. Jakmile se však chceme dostat někam dál, mimo tuto prostou didaktickou poznámku, dochází u studentů k zakořenění škodlivých návyků spočívajících ve funkční ekvivalenci fr. “je” / č. “já”. Aniž bychom zpochybňovali aktuální stav výuky FLE (francouzštiny jako cizího jazyka), chceme upozornit učitele vyučující francouzštinu studenty, jejichž mateřštinou je čeština, že se žádná metoda, jakkoliv akční, se bez zmíněné kontrastivní analýzy neobejde.

Cet article est l’occasion de mettre le doigt sur l’utilité didactique d’une analyse morphosyntaxique contrastive du système pronominal du français et du tchèque. Dès lors qu’on essaie de passer outre cette ponctuelle mise au point didactique, on ancre des réflexes pernicieux chez les apprenants, comme celle d’une équivalence fonctionnelle « je » (fr.) / « ja » (tch.). Sans dénoncer le climat actuel en FLE, nous attirons l’attention des enseignants de français qui enseignent auprès d’apprenants de langue maternelle tchèque sur le fait qu’aucune méthode, fusse-t-elle actionnelle, ne devrait en faire l’économie.

Mots-Clés

Texte intégral

1. Le système pronominal français à l’épreuve de l’apprentissage

1Pour qui a l’habitude d’enseigner le français à des étudiants de langue maternelle slave, au moins trois problèmes sont connus et réputés particulièrement rétifs à toute solution radicalement efficace : nous citerons par ordre de difficulté décroissante le système des articles1, le système temporel et plus particulièrement l’usage à bon escient de l’imparfait et de ladite concordance des temps, et enfin le système pronominal : convenons que,  contrairement au premier, ce dernier problème n’est pas complètement délaissé par le courant de didactique du français. Bien que le FLE ait en partie opté pour la perspective dite actionnelle et que la maîtrise du langage y soit perçue comme une série de compétences donnant lieu à différents échelons (A1 jusqu’à C1 et plus) qui ne disent malheureusement rien des compétences dans un chapitre grammatical en particulier, l’opposition pronom fort (ou tonique) vs. pronom faible (ou atone) est bien représentée dans les cours de FLE de manière générale. Comme nous le verrons, notre reproche tient plutôt au fait que dans l’enseignement du français l’on ne pousse pas jusqu’au bout ce constat d’une absence d’équivalence du système pronominal du français avec celui d’autres langues, que ce soit d’ailleurs le tchèque qui nous intéresse ici, les autres langues slaves ou même d’autres langues romanes.

2. Une absence d’équivalence systémique

2On sait que la notion de texte dans le CECRL peut se réduire à un ensemble de suites de mots à peine structuré2 qui sert aux apprenants de modèle de fonctionnement des unités linguistiques en contexte : or il est acquis que les « textes » suivants : « … les panneaux et notices, les étiquettes des magasins, des marchés et des rayons de supermarché, les emballages et étiquettes de produits, les télécopies, les billets, les bases de données, etc. » n’ont guère à nous apprendre sur le système des clitiques en français. Pire, contrairement à ce qui serait attendu, les cours préparant à l’obtention des niveaux ne sont pas adaptés en fonction de la diversité des langues maternelles desdits apprenants. Cela tient peut-être au fait que les manuels doivent couvrir de manière abstraite l’ensemble des langues sources pour homogénéiser les tests, se faire une place sur le marché éditorial. Signalons aussi que les enseignants ne connaissent pas toujours – pas même un peu, la langue des apprenants, ou disposent de groupes hétéroclites, ce qui n’est pas notre cas en République tchèque3. A propos des pronoms du français, l’approche actionnelle4ne livre qu’une solution partiellement satisfaisante : on peut très bien discuter de l’actualité et de politique en s’embrouillant dans la distinction fort/faible, l’ordre des clitiques, et ce que cela entraîne comme fautes. Bref, si seules comptent les compétences langagières qui, dans une vision utilitariste du langage permettront de transmettre ses idées, alors il est évident que la grammaire et même la philologie n’ont plus leur place dans l’enseignement des langues. Si seule la pratique permettait de résoudre certaines difficultés langagières hors du cadre de l’acquisition de la lange maternelle ou d’une langue seconde précoce, cela pourrait fort bien fonctionner. Il serait toutefois dommageable d’ignorer que, souvent, la langue fait système et peut donc être partiellement expliquée pour un gain notable de temps d’apprentissage, en tout cas pour une partie des apprenants : cela est tout particulièrement évident dans le cas des pronoms.

3Lorsqu’il n’y a pas équivalence fonctionnelle entre la langue maternelle des apprenants et la langue seconde sur un point grammatical donné, une mise au point ponctuelle s’avère à notre sens indispensable, quelle que soit l’approche didactique privilégiée. A propos des pronoms, le tchèque et le français se situent plutôt dans ce cas de figure. Un bref coup d’œil au tableau 1 (accompagné des précisions de l’auteure), issu de M. Dimitrova-Vulchanova5 , et au tableau 2 que nous empruntons à la Nouvelle grammaire française de M. Grevisse et A. Goose6 permet en effet de noter plusieurs différences essentielles :

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4Tout d’abord, il est bien évident que le fait que les pronoms se déclinent en tchèque a tendance à orienter leur présentation : d’ailleurs, contrairement à ce que fait M. Dimitrova-Vulchanova, les manuels ne mentionnent que rarement que certains fonctionnent comme pronoms disjoints tandis que d’autres sont nécessairement conjoints. Dans le cas du français, les choses semblent plus claires sur ce point mais c’est la fonction qui prend le pas : on insiste plus fréquemment sur le fait que les uns se trouvent en position sujet et les autres en position objet. Remarquons ensuite que ces tableaux ne disent absolument rien de l’ordre dans lequel les pronoms viennent se placer sur la chaîne parlée, et cela n’est jamais mentionné dans les manuels de français pour les apprenants tchèques. Pourtant, de simples tableaux complémentaires comme ceux proposés par A. Valdman et inspirés de l’analyse distributionnelle permettent, pour le français, de limiter le potentiel d’erreur que représentent les clitiques. Nos en faisons l’expérience tous les ans dans notre faculté. Les tableaux ci-dessous sont repris de J. Pinchon7.

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5Outre cet aspect syntagmatique, l’une des choses les plus remarquables dans cette comparaison des tableaux des systèmes pronominaux français et tchèque reste le fait que le français dispose, en position sujet, de clitiques en distribution complémentaire avec les nominaux pleins. Or on ne peut ignorer, depuis que Denis Creissels l’a clairement formulé8, le caractère essentiel de « la limite entre deux positions structurelles distinctes : celle du constituant nominal sujet (qui admet moi, toi ou lui mais pas je, tu ou il) et celle de l'indice de sujet (ici: je, tu, il) »9. C. Touratier précise également la distinction de la sorte :

« Car ces pronoms dits sujets ne sont pas du tout séparables du verbe de la phrase, ne peuvent pas recevoir d'apposition, que ce soit un adjectif apposé ou une relative dite explicative (*On, toujours aussi impatient, part demain pour la campagne, *Il, qui est mon voisin, part demain pour la campagne), contrairement à ce qui se passe pour un SN ou un nom propre sujet (Paul, toujours aussi impatient, part demain pour la campagne, Paul, qui est mon voisin, part demain pour la campagne) »10.

6Lesdits pronoms ne sauraient être séparés du verbe. On pourrait dire en termes syntaxiques que les clitiques n’appartiennent pas au paradigme du syntagme nominal, contrairement au nom propre par exemple. D. Creissels avait même proposé de les qualifier de simples « affixes », sans succès :

« A la limite, la perte d’autonomie des pronoms faibles peut aller jusqu’à un rattachement obligatoire à la tête de la construction dont fait partie le constituant nominal auquel ils se substituent. La reconnaissance du statut d’affixe aux pronoms faibles des langues romanes est une question complexe et controversée, mais d’autres traditions grammaticales n’hésitent pas à reconnaître le statut d’affixes à des formes qui sont fonctionnellement des pronoms personnels ».11

7C’est pourquoi, pour éviter tout malentendu, C. Touratier a préféré les appeler indices de personne12, puisqu’ils sont plutôt à rapprocher des désinences verbales de personne des autres langues romanes : nous les assimilerons par exemple au « -o » (it. & port.) de « cant-o » dont nul ne dirait qu’il s’agit d’un sujet syntaxique. Ils se combinent donc directement avec le verbe. Ces morphèmes ne peuvent donc pas non plus « marquer l’accord » avec le verbe comme on peut le lire dans certaines grammaires ; car, signifiants discontinus, ils sont tout à la fois la source de l’accord et l’accord lui-même : c’est le cas de « nous … -ons », le morphème de 4e personne. Certes les choses sont un peu plus complexes et l’on pourrait dresser une liste contrariante de complications, comme le fait que dans les phrases disloquées avec « moi » en tête de phrase, « je »  est obligatoire mais plus lorsqu’il est accompagné d’un modifieur comme dans « moi seul (je : facultatif) vais à Paris ».

3. Quelles conséquences pour des apprenants tchèques ?

8Mais l’essentiel est ailleurs : dans le cadre d’un apprentissage du système pronominal français par un locuteur de langue maternelle tchèque, on comprend bien que l’on puisse difficilement faire l’économie de l’exposé de ces deux comportements morphosyntaxiques au sein d’une même classe. Si beaucoup s’accordent à dire qu’elle n’est pas homogène, peu poussent le raisonnement jusqu’à son extrémité logique : les pronoms personnels conjoints dits « sujets » ne sont pas des sujets mais de simples indications segmentales de personne qui, comparativement aux autres langues romanes et aux langues slaves, forment avec les marques de personne dites de « conjugaison » un même morphème à signifiant discontinu. Nous ne prétendons pas que ce fait soit nouveau, mais plutôt que sa pertinence didactique ait été largement sous-estimée dans l’enseignement du français aux apprenants de langue maternelle slave.

9Cette nouvelle présentation perdrait beaucoup de son intérêt si l’enseignement traditionnel n’était pas source d’erreurs : mais jusqu’en dernière année de Master, les étudiants de notre université – pourtant souvent jugés excellents lors de leurs séjours Erasmus en France, intercalent à loisir un adverbe ou un groupe prépositionnel entre le prétendu sujet et le verbe. Eviter de parler de « sujets » à propos de ces pronoms permettrait selon nous de limiter le risque de fautes.

10Les manuels de français destinés aux étudiants tchèques n’abordent la question que du bout des lèvres. Sans parler des manuels plus anciens, la dernière mouture de Gramatika současné francouzštiny se contente de présenter sommairement la distinction pronoms atones (nesamostatná) vs. toniques (samostatná), divisés en second selon la fonction13 :

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11Et lorsqu’il s’agit d’envisager leur fonctionnement, il est seulement précisé14: « na rozdíl od češtiny se uživají povinnĕ k vyjádření osoby a čisla (pokud neni podmět vyjádřen podstatným jmémem nebo jinak »15, ce qui est une formulation alambiquée pour parler de distribution complémentaire. Tout juste précise-t-on à propos du pronom atone qu’il « précède immédiatement le verbe » (« přimo předcházejí přislušné sloveso »). Or, dans une perspective de FLE soucieuse de la langue de l’apprenant comme devrait l’être ce genre de manuels destinés à des apprenants d’une langue maternelle donnée, il conviendrait d’insister plus et, oserait-on dire, mieux sur ce point.

12En guise de conclusion, nous aimerions revenir aux travaux actuels en didactique des langues. Si, comme nous l’avons vu, la grammaire traditionnelle entretient la confusion, l’approche communicationnelle pourrait se charger de la consigner de manière ferme : à croire J.-P. Robert, E. Rosen & C. Reinhardt, un tel traitement des pronoms aurait après tout sa place en FLE puisque « depuis l’approche communicative, les auteurs de manuels de FLE présentent une approche éclectique de la grammaire, empruntant à la fois à la grammaire traditionnelle, à la grammaire notionnelle-fonctionnelle, à la grammaire textuelle et à la grammaire structurale16 ». Une affaire de choix en somme. Notre article, en mettant le doigt sur l’importance de cette particularité pronominale, vise donc aussi à encourager les nouvelles grammaires à y prêter une plus grande attention.

Bibliographie

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Creissels D., Eléments de syntaxe générale, Paris, PUF, 1995.

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Cusimano C., 2012, « En finir avec les faux sujets syntaxiques ?», in Opera Romanica, Numéro 12, Česke Budejovice, pp. 34-44.

Dimitrova-Vulchanova M., « Clitics in the Slavic Languages » in Clitics in the languages of Europe, Berlin, New York : Mouton de Gruyter, 1999, Van Riemsdik (ed.), pp. 83–122.

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Miller P. & Monachesi P., « Les pronoms clitiques dans les langues romanes » in Les langues romanes : Problèmes de la phrase simple, Paris Editions du CNRS, Godard D. (éd.), 2003.

Pinchon J., Morphosyntaxe du français. Etude de cas, Paris, Hachette, 1986.

Rastier F., Apprendre pour transmettre – L’éducation contre l’idéologie managériale, Paris, PUF, 2013.

Robert J.-P., Rosen E, Reinhardt C., Faire classe en FLE. Une approche actionnelle et pragmatique, Paris, Hachette-FLE, 2011.

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Touratier C., Analyse et théorie syntaxique, Aix, Collection Langues et langage du Cercle linguistique d'Aix, 2005.

Wilmet M., Grammaire critique du Français, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1997.

Gramatika současné francouzštiny, Praha, Lingea, 2011.

Notes

1 Nous avons traité nous-mêmes la question des articles dans C. Cusimano (2012).

2 Cf. Rastier F., Apprendre pour transmettre – L’éducation contre l’idéologie managériale, Paris, PUF, 2013, p. 28.

3 Tout au plus dispose-t-on à Brno d’une classe dont un tiers est de langue maternelle slovaque.

4 Cette approche est souvent perçue comme une application didactique de la pensée de J. Habermas pour qui « Le langage est un médium de la communication, qui sert à l’entente des gens qui veulent communiquer, tandis que les acteurs, en s’entendant mutuellement pour coordonner leurs actions, poursuivent chacun des objectifs déterminés » (J. Habermas, 1987 : 117).

5 Dimitrova-Vulchanova M., « Clitics in the Slavic Languages » in Clitics in the languages of Europe, Berlin, New York : Mouton de Gruyter, 1999, Van Riemsdik (ed.), p. 111.

6 Grevisse M. & Goose A., Nouvelle grammaire du français, Louvain-la-Neuve, De Boeck-Duculot, 1995, p. 209.

7 Pinchon J., Morphosyntaxe du français. Etude de cas, Paris, Hachette, 1986, p. 100.

8 Bien que cela ne fasse pas une différence majeure en termes graphiques dans les stemmas, dans les premiers manuscrits des Eléments de syntaxe structurale L. Tesnière préférait aussi se prémunir de la confusion entre pronoms conjoints et disjoints en incluant les clitiques dans le nucléus formé par le verbe, contrairement aux nominaux.

9 Creissels D., Syntaxe générale – une introduction typologique 1, Paris, Hermès, Lavoisier, 2006, p. 26.

10 Touratier C., Analyse et théorie syntaxique, Aix, Collection Langues et langage du Cercle linguistique d'Aix, 2005, p. 17.

11 Creissels D., Syntaxe générale – une introduction typologique 1, Paris, Hermès, Lavoisier, 2006, p. 92.

12 Qui tendent d’ailleurs à être remplacés par des pronoms toniques correspondant (« je » est remplacé par « moi ») dans la plupart des créoles à base française, comme le créole antillais.

13 En tchèque, on a coutume de numéroter les fonctions (et donc les désinences casuelles qui les marquent) : ainsi, dans le tableau ci-dessus, 1.pád correspond au nominatif, 3.pád au datif (objet indirect) et 4.pád à l’accusatif.

14 Gramatika současné francouzštiny, Praha, Lingea, 2011, p. 42.

15 On pourrait traduire la phrase ainsi: « Contrairement au tchèque, (les pronoms personnels atones) sont utilisés de manière obligatoire pour exprimer la personne et le nombre (si le sujet n’est pas exprimé par un nom ou autre) ».

16 Robert J.-P., Rosen E, Reinhardt C., Faire classe en FLE. Une approche actionnelle et pragmatique, Paris, Hachette-FLE, 2011, p. 141.

Pour citer ce document

Par Christophe Cusimano, «L’enseignement du système pronominal du français en République tchèque : une nécessaire mise au point morphosyntaxique», Revue du Centre Européen d'Etudes Slaves [En ligne], Numéro 3, Croisements inter-linguistiques franco-slaves, La revue, mis à jour le : 25/02/2014, URL : https://etudesslaves.edel.univ-poitiers.fr:443/etudesslaves/index.php?id=653.

Quelques mots à propos de :  Christophe Cusimano

Christophe Cusimano est maître de conférences en linguistique française au département des Langues et Littératures Romanes de l'Université Masaryk de Brno. Ses principales publications monographiques : « La sémantique contemporaine du sème au thème, Paris, PUPS, 2012; « Cahier pratique de syntaxe française », Brno, University Press of Brno Masaryk (MUNI Press), 2010 ; « La polysémie – Essai de sémantique générale », Paris, L’Harmattan, 2008.