La littérature serbe sous la loupe française
Réflexions sur l’identité de la littérature serbe

Par Milivoj Srebro
Publication en ligne le 23 juin 2012

Résumé

En dépit d’une longue présence sur la scène littéraire française, et malgré plus de trois cents livres d’auteurs serbes traduits à ce jour en français, la littérature serbe demeure mal connue en Hexagone. Les raisons sont multiples, mais il en est une qui mérite une attention toute particulière : le problème de l’identification de cette littérature. Vu son importance, ce problème occupe une place centrale dans cette étude qui se veut une réflexion à la fois sur l'identité de la littérature serbe et sur sa représentation en France. Par ailleurs, cette étude se propose d’essayer de reconstruire l’image que la critique française s’est faite de la littérature serbe, une tentative quelque peu risquée qui vise, sinon à décortiquer cette image, du moins à en tracer l’esquisse et faire ressortir les lignes majeures, telles qu’elles se dégagent des centaines d’articles critiques auxquels se réfère cette étude.

Иако је дуго присутна на француској књижевној сцени, иако је до сада преведено више од триста наслова српских аутора, српска књижевност је остала све до данас релативно непозната у Француској. Постоји за то више разлога међу којима посебну пажњу заслужује проблем везан за идентификацију ове литературе. С обзиром на његов значај, наведени проблем се нашао и у аналитичком фокусу ове студије конципиране као прилог размишљању о идентитету српске књижевности и о њеној перцепцији у Француској. Истовремено, овај рад представља и покушај реконструкције « слике » коју је француска кратика стекла о овој књижевности ; покушај помало ризичан који настоји  – ако не да у потпуности « дешифрује » ту слику – барем да начини њену скицу и покаже њене главне одлике, оне на које указују бројни критички текстови на којима се темеље поставке ове студије.

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Texte intégral

Introduction

1Le sujet que nous avons choisi de traiter – les représentations de la littérature serbe en France – représente une tâche à la fois ingrate et risquée parce qu’à vrai dire, il y a autant d’images d’une littérature que de lectures des livres qui en ressortent. Dès lors, il est très difficile de reconstruire une image précise et exhaustive qui exprimerait fidèlement l’idée que la critique française s’est faite de la littérature serbe. Mais tout en gardant présents à l’esprit les limites et les risques qui pèsent sur une telle tentative de reconstruction, nous pouvons au moins essayer d’en faire l’esquisse, d’en tracer les lignes majeures, celles qui se dégagent des centaines d’articles critiques que nous avons eu l’occasion de consulter.

2Ceci dit, il faut également rappeler une autre évidence : à savoir que toutes les littératures nationales, y compris – bien sûr – la littérature serbe, se distinguent par quelque singularité qui leur donne un goût et une saveur à part. Ce sont leurs traits de différence qui, affichant leurs couleurs nationales, sont d’ordinaire les premiers à sauter aux yeux des lecteurs étrangers parce qu’ils révèlent d’emblée la particularité du monde décrit dans une fiction, son altérité.

3Mais, avant d’entreprendre une analyse plus approfondie – dont le but sera justement de faire ressortir ces traits de différence qui sont aussi, d’une certaine manière, les traits d’une identité – il nous semble indispensable d’évoquer d’abord une question importante étroitement liée aussi bien à la réception qu’à la représentation de la littérature serbe dans l’Hexagone.

1. Le problème de l’identification

4Mis à part les difficultés habituelles qui surviennent dans la réception d’une littérature étrangère en France, difficultés dues à son extranéité,  un lecteur désireux de mieux connaître la littérature serbe a dû faire face pendant longtemps à un problème très délicat : celui de son identification. Cette littérature a, en effet, été présentée en France, pendant plus d’un demi siècle – précisément jusqu’en 1991 – sous un qualificatif qui ne correspondait pas à son identité nationale et qui englobait, indistinctement, toutes les œuvres venant de l’ex-Yougoslavie : on parlait de « littérature yougoslave » et non de littérature serbe. Bien sûr, il ne s’agit pas ici, contrairement à ce que l’on pourrait supposer à première vue, d’une simple question d’ordre terminologique. Sans vouloir surestimer son importance, on peut dire que l’usage exclusif de cette notion a eu un certain impact négatif sur la réception, et même le prestige, de la littérature serbe en France. La raison en est simple. Comme le dit l’adage : ce qui n’est pas nommé n’existe pas.

5Cette situation particulière, et quelque peu paradoxale, dans laquelle se sont trouvés la littérature serbe et son lecteur français, est la résultante de circonstances historiques que nous allons rappeler brièvement. Apparue relativement tôt dans la première moitié du XIXe siècle sur la scène littéraire française, la littérature serbe a réussi, au fil des décennies, à se faire accepter comme une littérature nationale à part entière. Sa réputation, certes toujours modeste et forgée avant tout sur le succès de la poésie populaire dont l’exotisme a séduit tant de plumes célèbres européennes, atteignit son apogée durant la Grande Guerre, époque où Serbes et Français se trouvèrent dans le même camp, alliés. Mais si cette situation rapprochait les deux peuples, ouvrant de nouvelles perspectives à la littérature serbe en France, de moins en moins on évoqua cette littérature dans les années qui suivirent la guerre sous son nom national. Pour plus de précision, après la formation de l’Etat commun des Slaves du Sud en 1918, l’appellation « littérature serbe » commença progressivement à céder la place à celle de « littérature yougoslave » avant de disparaître presque complètement, après la Deuxième Guerre mondiale et la formation de la Yougoslavie communiste.

6Certes, il faut le noter : les spécialistes, pour la plupart slavistes renommés, n’ont jamais remis en cause l’existence et l’identité de la littérature serbe. Ils continuèrent à l’évoquer sous ce nom, y compris durant l’époque titiste : ils savaient que cette littérature, malgré le nouveau contexte politique, n’avait pas cessé de cultiver ses particularités nationales.

7Quant à la critique française, elle se montra, en revanche, beaucoup plus opportuniste. Sans trop s’interroger, elle se cantonna presque exclusivement sur la notion de « littérature yougoslave » avant de changer brusquement d’attitude au début des années 1990. On peut, nous semble-t-il, distinguer au moins trois raisons qui incitèrent la critique  à opter pour la notion de « littérature yougoslave ». D’abord, la complexité extraordinaire de la Yougoslavie qui, aux yeux des Occidentaux, apparaissait comme un mélange inextricable de peuples, de langues et de religions, ou, pour reprendre les expressions de Jean-Paul Clébert, comme une sorte de « melting-pot » ou de « macédoine » issue d’un long processus de « balkanisation »1. Cette image complexe du pays se reflète, d’ailleurs, parfaitement dans la description de la Yougoslavie faite par J.-M. Domenach et A. Pontault dans leur livre destiné à un large public. Voici comment ils présentent, à travers un jeu de mots et une jonglerie de chiffres, la patrie de Tito :

« Un État, deux alphabets, trois religions, quatre langues, cinq nations, six républiques »!2 !

8Confrontés donc à cette réalité complexe, conscients que la tentative de distinction des différentes littératures des Slaves du Sud était une démarche difficile et compliquée qui risquait par ailleurs de provoquer une confusion générale chez les lecteurs, les critiques choisirent la solution la plus simple et la plus pratique : le recours à l’appellation de « littérature yougoslave » en se référant, de fait, au modèle français reposant sur le principe : un peuple - un État - une littérature.

9La deuxième raison réside dans la spécificité du « serbo-croate », langue parlée dans quatre républiques de l’ex-Yougoslavie : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Monténégro et Serbie. Si, par exemple, il était relativement aisé pour la critique de déterminer l’appartenance nationale des écrivains traduits du slovène et du macédonien, il était, au contraire, beaucoup plus difficile de deviner à laquelle des deux littératures, serbe ou croate, appartenaient les auteurs traduits du serbo-croate. Dans ce cas, l’adjectif « yougoslave » s’imposa comme le plus sûr et le plus neutre, sorte d’appellation préventive, si l’on peut dire, qui écartait tous les risques de confusion3.

10Enfin, il est probable que la critique française se laissa influencer par la nouvelle stratégie yougoslave, élaborée par le régime de Tito soucieux de son image à l’étranger. Cette stratégie consistait à montrer en toute occasion l’unité du pays, soudé dans la guerre de libération et dans la révolution communiste, et ce, en passant sous silence les particularités culturelles des peuples qui l’avaient composé. Ainsi, était-il conseillé, sinon imposé, d’utiliser exclusivement, dans la promotion des œuvres littéraires sur la scène internationale, l’appellation « yougoslave » pour désigner leur appartenance nationale. En fait, cette mesure avait été adoptée également pour éviter d’éventuelles tensions entre les différents foyers littéraires du pays, car la promotion d’une littérature nationale à l’étranger, pensait-on, risquait non seulement de nuire à l’idée yougoslave mais aussi de créer un sentiment d’infériorité chez les autres peuples, dont l’évolution littéraire pouvait être, pour des raisons historiques, quelque peu freinée4.

11Cette stratégie du régime titiste, pratiquée à l’étranger, n’était cependant pas appliquée sur le plan intérieur, et – contrairement à ce que la critique française a laissé croire – la notion de « littérature yougoslave » n’a jamais réussi à s’imposer dans le pays.5 D’ailleurs, il faut le reconnaître : bien qu’il n’ait cessé, des décennies durant, de contrôler et de réduire la liberté d’expression, le régime communiste n’a jamais remis en question le droit des Serbes et des autres peuples yougoslaves de développer leur littérature selon leurs traditions et de les désigner sous leur nom national.

12Enfin, pour clore la question de l’identification de la littérature serbe, évoquons encore un événement qui – dans des conditions assez particulières – permit à la critique française de redécouvrir cette littérature en tant que littérature nationale à part entière. Il s’agit bien évidemment, comme nous l’avons laissé entendre, de l’éclatement de la guerre civile yougoslave en 1991 qui, en France comme partout dans le monde, eut un fort écho médiatique. Prenant conscience des différences culturelles qui avaient lourdement pesé sur ce conflit interethnique, la critique – intéressée de découvrir et d’identifier qui est qui dans l’inextricable écheveau yougoslave, et qui et quoi se « cachent » derrière les notions de « littérature yougoslave » et de « langue serbo-croate » – commença dès lors à distinguer clairement les différentes littératures yougoslaves, en soulignant, parfois de manière outrancière, leurs particularités.

13Ajoutons ici qu’avec l’arrivée de la guerre – qui allait également créer un « nouvel horizon d’attente » auprès du public6 – la critique française modifia aussi considérablement son attitude à l’égard de la littérature serbe, ce qui devait avoir d’importantes conséquences sur la perception de cette dernière et sur son image dans l’Hexagone. Nous reviendrons naturellement sur cette question importante, mais, pour l’instant, tentons de reconstruire le visage de cette littérature, tel qui apparaît sous la loupe française. Quels sont donc, aux yeux de la critique française, les traits qui singularisent la littérature serbe, qui font sa particularité ?

2. L’image de la littérature serbe : les traits d’identité

L’obsession de l’histoire

14Sans prendre trop de risques, on peut d’abord affirmer que la critique a surtout remarqué que les livres traduits du « serbo-croate » se distinguent en particulier par une lourde présence de l’histoire, ou plus exactement par des thèmes liés au passé, lointain ou récent, auquel se réfèrent les écrivains pour tenter de saisir le destin de l’homme sur le terroir serbe et balkanique.

15Ce fait n’est pas passé inaperçu, non seulement parce que les thèmes de guerre, d’exode et d’affrontement interethnique y dominent de façon presque obsessionnelle. Il s’est imposé aussi parce que la critique a eu à sa disposition toute une collection de livres traduits qui retracent une histoire des Balkans au cours des siècles, de l’époque féodale à nos jours ; une sorte d’histoire parallèle, vue de l’intérieur par les regards des chroniqueurs et des poètes. En lisant les livres traduits d’auteurs serbes tels Ivo Andrić, Meša Selimović, Miloš Crnjanski, Dobrica Ćosić ou, encore, Danilo Kiš et Aleksandar Tišma, la critique française a ainsi pu suivre les chroniques mouvementées de la Bosnie soumise à l’oppresseur ottoman ; les errances de la diaspora serbe contrainte de s’exiler de sa terre natale pour échapper aux pressions de l’empire ottoman, d’une part, et de l’Autriche-Hongrie, d’autre part; le calvaire serbe durant la Grande Guerre ; le génocide des Serbes pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore les tragédies provoquées par le nazisme et le stalinisme…

16Face à un tel tourbillon d’événements, aussi tragiques qu’émouvants, les critiques ont, il va de soi, réagi différemment : parfois avec compréhension et compétence, parfois, en revanche, avec étonnement et embarras. Mais si elle n’a vu dans certains livres que des couleurs locales et exotiques, si elle n’a pas toujours bien mesuré le poids des événements, la critique a plus ou moins bien senti, même durant la période précédant la guerre civile, l’importance de l’histoire dans la vision du monde des auteurs serbes. Elle a compris aussi pourquoi les écrivains étaient obligés d’aller chercher dans l’histoire les réponses permettant d’élucider la complexité de l’existence de l’homme serbe et balkanique, le pourquoi de sa mort ou de sa survie, de ses trahisons et de ses résistances.

17Avec le déclenchement de la guerre civile, l’intérêt de la critique pour les livres traitant de thèmes historiques s’est considérablement accru. Mais, comme on le verra un plus tard, cette fois-ci son regard s’est porté essentiellement à travers le prisme politique, ce qui a troublé et altéré sa vision tant de l’histoire que de la littérature serbe.

Une sensibilité slave

18En présentant des livres différents, ceux qui évoquent les grands tourments historiques comme ceux qui relatent la vie quotidienne des gens ordinaires, les critiques français ont été souvent surpris et parfois saisis par la fureur et la violence qui s’en dégagent. Il ne s’agit pas seulement de la brutalité des souffrances que subit l’homme à la merci d’une histoire déchaînée, mais aussi de toute une gamme de sentiments et d’instincts excessifs et même destructeurs qui enflamment les relations humaines. Citons, à ce propos, une réflexion de Jean Descat :

« Ce qui frappe le lecteur occidental, et singulièrement le lecteur français, lorsqu’il lit les œuvres de nos voisins slaves, c’est peut-être la tension extrême des conflits, l’acuité sans complaisance de la réflexion, la véhémence d’une atmosphère qui met à nu  les relations entre les êtres... »7.

19En fait, s’il est clair, dans certains cas, que la violence était l’œuvre de l’histoire – en particulier dans les romans de Dobrica Ćosić et d’Aleksandar Tišma – les critiques ont été obligés, dans d’autres cas, de chercher ses causes ailleurs. Car les passions dévastatrices d’Anika d’Ivo Andrić, le bouillonnement ravageur du « sang impur » chez Borisav Stanković, la haine irrationnelle et incompréhensible chez les personnages de Mirko Kovač, ou la fantasmagorique chasse à l’homme dans les romans de Branimir Šćepanović, pour ne prendre que ces quatre exemples, ne sont pas imposés de l’extérieur. Ils sont liés, comme la critique l’a laissé entendre, à un certain tempérament, à ce qu’on appelle plus communément « l’âme » ou la sensibilité serbe et slave. Précisément, à son côté sombre et destructeur. Qu’en est-il exactement ?

20Si l’on se réfère aux réflexions des critiques qui ne sont pas, malheureusement, très élaborées et explicites, on peut dire que cette notion stéréotypée n’a pas que des connotations négatives. Par exemple, le personnage de Pavle Isaković de Miloš Crnjanski, considéré lui aussi comme l’expression de cette sensibilité serbe et slave, est interprété comme l’incarnation même de la vertu, de la bonté et de l’idéalisme. Il s’agirait donc, plutôt, nous semble-t-il, d’une notion par laquelle la critique rend compte d’une attitude qui s’exprime, aussi bien dans ses manifestations positives que dans ses réactions négatives, à travers des sentiments forts, voire paroxystiques et extrêmes ; attitude qui ne peut pas, effectivement, ne pas frapper un lecteur au goût et à la sensibilité dits cartésiens.

Les singularités stylistiques et formelles

21Un autre aspect de la littérature serbe contemporaine, cette fois-ci d’ordre purement esthétique et poétique, a plus particulièrement frappé la critique. Il s’agit du domaine de l’écriture proprement dite ou, plus précisément, des singularités stylistiques des œuvres  traduites et de leur mise en forme.

22Faut-il préciser d’emblée que la critique, bien évidemment, n’a pas évoqué un quelconque « style serbe » qui serait considéré comme un modèle typique et reconnaissable, ou comme l’expression d’une seule et unique tradition nationale. En se concentrant toujours sur un ouvrage concret et en évitant les conclusions générales, la critique a, en fait, procédé de deux manières. Là où elle a trouvé qu’un écrivain était enraciné dans une tradition nationale précise, elle n’a pas hésité à définir les traits de son style et, plus généralement, ceux de son univers littéraire par son appartenance à la sphère culturelle serbe, slave ou orientale. Prenons un exemple typique : Ivo Andrić. À propos de son style, concis et simple, on a remarqué qu’il était empreint de couleurs locales et qu’il portait les marques des parlers populaires et de l’héritage folklorique serbe et oriental. En revanche, s’agissant d’auteurs dont la modernité et l’individualisme sont plus accentués – Miloš Crnjanski, Branimir Šćepanović et Danilo  Kiš –, leur écriture a été interprétée plutôt en relation avec leur talent et leur poétique, ou encore comme une symbiose créative de leurs recherches personnelles et de leurs lectures d’auteurs étrangers.

23La mise en forme originale et novatrice, qui caractérise un certain nombre de livres des auteurs serbes, suscita également un vif intérêt de la critique. Il s’agit d’œuvres qui sortent des sentiers battus en défiant les genres et en remettant en cause les normes prescrites. Évidemment, ce fut par les romans de Milorad Pavić, l’auteur du célèbre Dictionnaire khazar, que la critique fut le plus séduite, bien que parfois aussi désarçonnée. Quant aux autres livres, elle remarqua également la forme insolite du Sablier de Danilo Kiš et de La vie de Malvina Trifkovitch de Mirko Kovač, romans qui incarnent, chacun à sa manière, l’idée de « l’œuvre ouverte ».

24Dans sa rencontre avec ces livres, la critique, surprise et enthousiasmée, a surtout loué les aptitudes créatrices de leurs auteurs, leur courage d’explorateurs et leur sens de l’innovation. Mais, elle aurait pu noter, également, que la littérature serbe n’a pas manqué son rendez-vous avec le postmodernisme et qu’elle a pu entrer dans le XXIe siècle sans retard ni complexe.

3. Une littérature-carrefour entre l’Est et l’Ouest

25Dans sa lecture des auteurs serbes, la critique française a également tenté de les situer dans des contextes littéraires et culturels concrets afin de faciliter aux lecteurs l’accès à leurs livres. De quels contextes s’agit-il au juste ?

26Rappelons-le, nous ne disposons certes pas de réflexions approfondies sur ce sujet, mais nous sommes toutefois en mesure de nous faire une idée assez précise grâce, en premier lieu, aux nombreuses comparaisons établies par la critique entre les écrivains serbes et étrangers. À vrai dire, une observation attentive permettra de distinguer au moins deux types de comparaisons, les plus fréquemment rencontrées dans les interprétations critiques. Le premier se réfère au contexte slave et, plus généralement, à celui de l’Europe de l’Est. Parfois, aussi, au contexte qui recouvre la civilisation orientale au sens large du terme. Le plus souvent, tout de même, la critique recourt à des comparaisons qui mettent en parallèle les auteurs serbes et les grands classiques russes.

27Voici quelques exemples. Pour décrire l’univers littéraire des sagas de Miloš Crnjanski et de Dobrica Ćosić, leurs manières et la psychologie de leurs héros, elle a comparé ces deux écrivains à Tolstoï et Dostoïevski. L’univers de violence d’Aleksandar Tišma a été mis en relation avec celui de l’auteur de Crime et Châtiment, tandis qu’Ivo Andrić à été nommé, d’une part, « le Tolstoï yougoslave » et comparé, d’autre part, à Tchekhov et à Gogol. Ajoutons encore qu’à propos de Ćosić on a évoqué les dissidents de l’Europe de l’Est, en particulier Soljenitsyne et Grossman, et qu’Andrić et Selimović ont été considérés par certains critiques comme les héritiers modernes des conteurs orientaux.

28Le second type de comparaisons, non moins fréquent, se réfère, lui, au contexte culturel occidental. Naturellement, en lisant les auteurs serbes, les commentateurs les ont, le plus souvent, appréciés par rapport à leurs confrères français. Ainsi, le poète Dušan Matić a été logiquement lu à la lumière du surréalisme français, tandis que Danilo Kiš était désigné comme un disciple talentueux du « Nouveau Roman », parfois même comme un disciple qui dépasse ses maîtres. Dans les romans de Branimir Šćepanović on a par ailleurs reconnu un certain esprit camusien, et dans les récits d’Andrić celui de Balzac, de Stendhal ou encore de Roger Martin du Gard. Enfin, rappelons que Milorad Pavić a été comparé à Raymond Queneau et aux autres membres de l’Oulipo, et que Miodrag Bulatović a évoqué pour certains critiques Rabelais et le marquis de Sade. Quant aux comparaisons de même type qui dépassent le cadre français, notons en particulier celles qui ont été faites dans l’interprétation des romans de Milorad Pavić. Pour tenter de cerner et de situer le monde littéraire de cet érudit mystificateur, ses commentateurs ont parcouru presque toute l’histoire littéraire occidentale : de Pic de la Mirandole et Cervantès, en passant par Jules Verne et Conan Doyle, jusqu’à Queneau et Umberto Eco !8

29Si on tient compte de ces nombreux rapprochements, il est possible, nous semble-t-il, de tirer une conclusion édifiante. Même si l’on peut faire grief à la critique d’avoir parfois forcé les comparaisons et, surtout et fréquemment, négligé le contexte le plus naturel de la littérature serbe, celui de son histoire littéraire nationale, on doit lui reconnaître, tout de même, une certaine lucidité. Sans l’exprimer explicitement, elle a senti que la littérature serbe se situe, en fait, quelque part entre deux sphères culturelles différentes, l’une, occidentale, et l’autre, orientale, tout en tirant profit des privilèges que lui procure une telle position intermédiaire.

4. Sous la loupe de la guerre : une image déformée

30Comme annoncé ci-dessus, il convient également d’évoquer plus en détails les raisons qui ont suscité, voire provoqué un changement radical à l’égard de la littérature serbe en France, après le déclenchement de la guerre civile yougoslave. Ce revirement de la critique est, en effet, visible à tous les niveaux et, en particulier, pour ce qui est de la sélection, de l’interprétation et du jugement critique des œuvres présentées au public français. Ce troisième signe distinctif, qui touche à l’essence même de l’activité critique, est le plus complexe et certainement le plus important car c’est lui qui, après avoir été lui-même conditionné par des facteurs extralittéraires, a à son tour conditionné le changement qui s’est opéré dans la perception et dans l’image de la littérature serbe en France.

31Pour plus de précision, on pourrait dire que le drame yougoslave, parfois médiatisé à l’outrance, a carrément imposé une autre lecture de la littérature serbe auprès de la critique, une  lecture fondée sur des critères qui n’étaient pas toujours d’ordre esthétique et littéraire. Mais quels critères au juste, quels sont les traits caractéristiques de cette nouvelle approche ?

32En s’efforçant d’être en conformité avec « l’horizon d’attente » du public, curieux de comprendre et d’expliquer à ses lecteurs les aspects psychologiques et irrationnels du drame yougoslave, les critiques concentrèrent leur attention presque exclusivement sur les livres étroitement liés à l’actualité. Le fait qu’ils aient donné la priorité à ce genre d’ouvrages ne doit pas surprendre, bien au contraire. D’ailleurs, c’étaient le plus souvent des œuvres qui éclairaient la tragédie yougoslave à partir de points de vue différents et pouvaient, effectivement, faciliter la compréhension du lecteur. La remarque que l’on peut faire aux critiques concerne plutôt deux autres aspects de leur démarche. Premièrement,  dans la plupart des cas, ils ont mis l’accent sur les significations extra-littéraires des livres (celles, par exemple, qui relèvent de la politique, de l’idéologie ou de l’histoire) au détriment de leurs qualités esthétiques, ce qui a souvent conduit à une lecture réductrice. Et deuxièmement, en privilégiant les livres en rapport avec l’actualité, ils sont passés à côté d’un certain nombre d’œuvres jugées probablement « inactuelles », sans même tenir compte de leurs qualités littéraires proprement dites.

33Un autre critère – les opinions politiques de l’écrivain, sa prise de position par rapport au régime de Milošević – a parfois joué, lui aussi, un rôle déterminant dans l’interprétation et le jugement critique des livres. En se référant aux idées politiques des écrivains, sans toujours vérifier leur authenticité, les critiques ont souvent tenté de percevoir l’écho de ces idées dans les œuvres littéraires, même si, quelquefois, celles-ci aient été écrites parfois bien avant la guerre. C’est ainsi que furent présentés, en particulier, Mirko Kovač, Vidosav Stevanović, Dobrica Ćosić et Milorad Pavić. Ainsi, les livres des deux premiers – considérés, selon les critères datant de l’époque de la guerre froide, comme écrivains-dissidents – ont été fortement recommandés au public en tant qu’œuvres qui défendaient et propageaient des idées pacifistes et humanistes. Quant à Ćosić et Pavić, leurs ouvrages furent soumis à l’autre lecture, politique et idéologique, dès lors que l’on commença à les traiter de « nationalistes ».

34Le constat qui s’impose est sans ambiguïté : ce sont bien évidemment des critères extra-littéraires qui poussèrent la critique à proposer des interprétations tout aussi extra-littéraires et, à ses lecteurs, une image déformée de la littérature serbe, une image qui, de toutes les façons, ne correspond pas pleinement à la réalité. Au vu des textes critiques, on pourrait croire qu’il s’agit d’une littérature très engagée, très politisée, et que les écrivains serbes se servent de leur plume et des formes de fiction presque exclusivement pour exposer ou imposer leurs idées politiques – des idées destinées, selon la critique, à propager, voire à exacerber les passions nationalistes.

35Bien sûr, et pour éviter tout malentendu ou méprise, il faut souligner que cette image déformée est surtout la résultante des conditions imposées par la guerre civile. Obligée de réagir sous la pression médiatique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fut pas très favorable aux Serbes et à la Serbie, la critique a été poussée, sans y opposer de véritable résistance, à franchir la ligne rouge : celle qui sépare l’esthétique de la politique, la fiction de la réalité et la vocation du critique littéraire du devoir du journaliste engagé.

5. Conclusion

36Dans sa lecture des livres des auteurs serbes, la critique française a adopté – faut-il le préciser ? – le point de vue de l’observateur extérieur, de qui observe un monde qui lui est étranger tout en étant conscient de son altérité. Ce regard, qui n’est pas sans défaut du fait de son extériorité, nous a permis, cependant, non seulement de saisir ce qui distingue en particulier la littérature serbe aux yeux d’autrui mais aussi de voir de quelle manière et à quel endroit la critique française situe cette littérature sur le plan international : plus précisément, dans quelle(s) aire(s) culturelle(s) et dans quelle(s) tradition(s) littéraire(s).

37S’il est vrai qu’il lui fut difficile, plus d’un demi-siècle durant, d’identifier la littérature serbe – ce qui a forcément altéré sa capacité de lecture des auteurs serbes – il est tout aussi évident que la critique française a su démontrer à plusieurs reprises une certaine lucidité dans son interprétation. En particulier lorsqu’il s’agissait de détecter certains traits distinctifs. Ainsi, comme nous l’avons déjà remarqué, elle a su non seulement sentir une sensibilité littéraire ou encore une singularité stylistique propres aux écrivains serbes, mais aussi mettre en lumière le pourquoi d’une lourde présence de l’Histoire dans leurs œuvres.

38Pour compléter ce dernier point, il serait sans doute utile d’apporter ici quelques menus détails ou explications supplémentaires. En effet, de sa naissance à nos jours, la littérature serbe fut amenée à partager le destin de la nation dont elle émane, un destin façonné par les aléas de l’histoire tourmentée des Balkans. C’est sans doute la raison pour laquelle pendant longtemps, chez les Serbes, l’histoire a tenu la littérature dans une position d’asservissement et lui a imposé ses propres lois. Mais ces rapports de force ont considérablement changé au XXe siècle : au lieu de la servir, les écrivains ont commencé enfin à se « servir » d’elle tout en la transformant en une source d’inspiration dans leur recherche de la vérité sur l’homme serbe d’hier et d’aujourd’hui.

39Une autre observation lucide de la critique française mérite également d’être soulignée. Dans sa lecture des écrivains serbes, en se référant à des auteurs faisant partie de deux sphères culturelles différentes – occidentale et orientale – elle a senti, sans malheureusement approfondir cette idée, que leurs œuvres possédaient un particularisme propre à une littérature, certes européenne, pas franchement occidentale ou orientale, mais située, de fait, quelque part entre les deux; une littérature-carrefour qui a su s’inspirer et tirer profit, sans perdre ses singularités, des grandes idées tant de l’Est que de l’Ouest. Cette qualité, ce trait distinctif de la littérature serbe est dû, en fait, d’abord à la singularité de son évolution historique : née au Moyen Âge et placée sous l’influence de Byzance, la littérature serbe commença, à partir du XVIIIe siècle, à s’ouvrir aux influences occidentales. Durant un long processus d’européanisation et en plusieurs étapes dans une évolution accélérée, elle tracera son propre chemin à la croisée de l’Orient et de l’Occident, sans jamais renoncer à son authenticité, sans jamais mettre en péril son identité de littérature nationale. C’est également à cette époque qu’elle se forgera ce trait distinctif remarqué par la critique française en s’ouvrant entièrement aux idées novatrices émanant de ces deux sphères culturelles.

40Pour terminer, revenons une dernière fois sur cette image déformée de la littérature serbe faite donc sous la loupe de la guerre civile mais dont les traces apparaissent parfois aujourd’hui encore sous la plume de certains critiques français. Sans nier qu’au cours des années 1980-90 nombre d’écrivains s’engagèrent, quelquefois de plain-pied, dans la politique, sans négliger non plus que certains livres, effectivement,  ne dépassent pas le cadre étroit du pamphlet politique, force est de constater que la littérature serbe contemporaine, dans son ensemble, ne peut pas être réduite à cette image. La longue crise yougoslave et la guerre civile ont certes laissé des traces dans l’esprit des écrivains, dans leur vision du monde, de l’homme et de l’histoire, dans leur mode de penser et de s’exprimer ainsi que dans leur choix des thèmes à traiter. Mais, même si les conditions socio-politiques ont profondément marqué son évolution récente, la littérature serbe est restée un espace privilégié de l’expression créatrice, un espace où se côtoient diverses poétiques et orientations stylistiques, et une variété de thèmes, ceux liés à l’actualité mais aussi ceux qui traitent des problèmes universels.

Notes

1  Les hauts lieux de la littérature en Europe, Bordas, Paris, 1991, p. 296.

2  Yougoslavie, Seuil, collection « Petite Planète », Paris, 1965.

3  Il est, par ailleurs, intéressant de signaler qu’un certain nombre de critiques essayèrent même d’introduire l’appellation de « littérature serbo-croate » (au singulier), en s’appuyant sur le principe : une langue - une littérature. Faut-il préciser ici que cette notion ne correspondait pas non plus à la réalité ?

4  Il faut préciser, néanmoins, que – pour contrecarrer justement ce sentiment d’infériorité – les autorités yougoslaves ont parfois admis et même aidé la promotion à l’étranger de certaines littératures, en autorisant, par exemple, la publication des anthologies sous leur nom national : « slovène », « croate » ou « macédonienne » (Voir : Anthologie de la poésie slovène, Seghers 1962 ; Nouvelles slovènes, Seghers 1969 ; La poésie slovène contemporaine, Seghers 1971 ; Poésie croate d’aujourd’hui, Ed. « La Grive » 1970 ; Anthologie de la poésie croate, Seghers 1972 ; La poésie macédonienne. Anthologie des origines à nos jours, Les Éditeurs réunis 1972 ; et Poèmes de Macédoine – XX e siècle, Publications orientalistes de France 1977.) À dire vrai, seule la littérature serbe contemporaine n’a jamais été présentée sous forme d’anthologie portant son nom national : il y a sans doute plusieurs raisons à cela mais la question d’ordre politique n’est certainement pas la dernière. En identifiant les Serbes, comme peuple majoritaire, aux Yougoslaves, et leur littérature à « la littérature yougoslave », on a peut-être essayé de renforcer la présence en France des autres littératures nationales à travers les publications spécialisées. Autrement dit, les anthologies consacrées à ces dernières ont été une sorte de compensation au fait que la grande majorité des écrivains yougoslaves traduits en français étaient d’origine serbe.

5  Comme le constate à juste titre Michel Aubin : « Unis au sein d’un État commun, les peuples de Yougoslavie n’ont pas formé une nation yougoslave. Chacun a conservé sa langue et ses traditions culturelles. Aussi n’a y a-t-il pas une mais plusieurs littératures yougoslaves ». M. AUBIN : Op. cit., p. 1761.

6  Cette conclusion n’est pas fondée seulement sur une simple logique qui paraît évidente mais aussi, et avant tout, sur les données statistiques ou, plus exactement, sur le nombre de livres traduits dans cette période. Les chiffres sont convaincants : sans compter les rééditions, ce sont plus de quarante nouveaux titres qui ont vu le jour en France durant la période 1991-1995.

7  In : « Écrivains yougoslaves », Atlantiques, n° 98, 1995, p. 1.

8  On pourrait, à la rigueur, distinguer un troisième type de parallèles –  la mise en relation des auteurs serbes et des écrivains d’Amérique latine – mais leur nombre est nettement moindre. Rappelons seulement, à ce sujet, que Danilo Kiš et M. Pavić furentété désignés, entre autres, comme successeurs européens du grand génie argentin, H. L. Borges.

Pour citer ce document

Par Milivoj Srebro, «La littérature serbe sous la loupe française», Revue du Centre Européen d'Etudes Slaves [En ligne], Représentations artistiques, poétiques et littéraires slaves, La revue, Numéro 1, mis à jour le : 31/01/2022, URL : https://etudesslaves.edel.univ-poitiers.fr:443/etudesslaves/index.php?id=250.

Quelques mots à propos de :  Milivoj Srebro

Milivoj Srebro  est  Maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3, membre de l’équipe « Europe - Européanité – Européanisation », FRE3392 CNRS et fondateur et directeur scientifique du projet « Serbica » (http://serbica.u-bordeaux3.fr) dont l’objectif principal est de favoriser et de promouvoir des recherches universitaires relevant du domaine de la littérature et, plus largement, de la culture serbes. Ses travaux portent essentiellement sur la littérature serbe contempo ...