Le concept du feu/ватра et de l’eau/ вода dans la parémiologie française et serbe

Par Jelena JACOVIC et Ivan JOVANOVIC
Publication en ligne le 12 mai 2025

Résumé

Dans cette recherche, à la lumière de la théorie des champs sémantiques de Kleiber et du modèle linguistique et culturel de Wierzbicka, nous nous proposons d’analyser les parémies françaises et serbes avec les lexèmes feu et eau afin de mettre en évidence toutes les ressemblances et les différences qui apparaissent sur les plans sémantique et culturel. La raison pour laquelle nous nous sommes décidés de choisir ces deux lexèmes repose sur les faits que le feu et l’eau sont essentiels à l’homme, qu’ils lui assurent la survie, la source d’enseignement et de richesse et c’est pourquoi un grand nombre de parémies leur est consacré beaucoup plus en français qu’en serbe. Ainsi, notre analyse démontre que les parémies, à part leur sens dénotatif, sont pourvues d’un sens connotatif productif en français tandis qu’en serbe il n’y a pas beaucoup d’exemples qui en témoignent. Autrement dit, les parémies se rapportent figurément aux différents aspects de la vie de l’homme, à ses traits de caractère, à ses états psychologiques, à sa position matérielle sur l’échelle sociale ainsi qu’à sa descendance. Pour ce qui est du corpus, les parémies sont tirées de dictionnaires parémiologiques français et serbes : Montreynaud 2006 ; Maloux 2006 ; G. Cosson 2010 ; Караџић 1985 ; Вуковић 2004 ; Рајковић 1876 ; Оташевић 2012.

Mots-Clés

Texte intégral

Introduction1

1Dans la tradition et la culture des peuples, les parémies2 font partie du patrimoine langagier et culturel et touchent à tous les domaines de la vie de l’homme et à des différentes situations dans lesquelles il peut se retrouver. A. Pejović souligne que les parémies, d’une manière concise et illustrative, « transmettent des images et des événements du passé sur lequel repose notre présent et avenir, notamment l’avenir de nos nouvelles générations » (Pejović 2013 : 201). Les parémies sont des témoins irréfutables d’une certaine époque qui diffère de celle à laquelle nous appartenons et que, pour de nombreux locuteurs d’une communauté langagière, représente un grand inconnu. Alors, elles méritent d’être conservées et étudiées afin de saisir les valeurs et les traditions des époques antérieures dans différentes sociétés. Ceci permet également d’avoir une complète image langagière du monde (Muñoz 2000 : 215; Pejović 2013: 202; Mršević-Radović, 2003: 79).

2L’objet de notre étude sont les parémies françaises et serbes contenant le lexème feu/ватра et eau/вода, des éléments essentiels à l’homme qui lui assurent la survie, représentent la source d’enseignement et d’opulence. Dans notre recherche, à la lumière de la théorie des champs sémantiques (Kleiber 1990, Taylor 1995, Pottier 2000) et de l’approche linguoculturel (Wierzbicka 1972; Maslova 2010; Dragićević 2010), nous souhaitons démonter toutes les ressemblances et les différences qui existent sur les plans sémantique et culturel et mettre en évidence les concepts auxquels les parémies analysées se réfèrent. De ce fait, les parémies françaises contenant le lexème feu sont répertoriées en onze et les parémies serbes avec le lexème ватра en six champs sémantiques. En ce qui concerne les parémies françaises avec le lexème eau, elles sont reparties en quatre champs sémantiques, alors que les parémies serbes homologues (avec le lexème вода) en six champs sémantiques. Pour ce qui est du corpus, les parémies sont tirées des dictionnaires parémiologiques français et serbes (Montreynaud 2006 ; Maloux 2006 ; Bardin 2006 ; Dournon 2008 ; Cosson 2010 ; Караџић 1985 ; Вуковић 2004 ; Рајковић 1876 ; Маринковић 1960 ; Михајловић 1965 ; Зуковић 1980).

Le feu/ватра/огањ

3Le lexème feu sert à dénommer l’un des principaux éléments indispensables pour la vie humaine. Il est d’une grande importance et possède le potentiel sémantique assez riche datant encore de l’Antiquité. Pour Platon, le feu était l’idéal et la sagesse de la vie. Selon Hésiode, le feu représentait à la fois l’approchement de l’homme vers le savoir et son éloignement de la nature. Dans la tradition occidentale, le feu se met très souvent en relation avec le cœur et dans ce sens symbolise les passions, notamment la colère et l’amour. Le feu est aussi le symbole divin. Il est purificateur et régénérateur. La liturgie catholique du feu nouveau est célébrée dans la nuit de Pâques. Selon certaines légendes, le Christ et des saints revivifiaient les corps, en les passant au feu du four de la forge. Il y a les langues de feu de la Pentecôte (Chevalier, Gheerbrant 1982 : 435). Comme le soleil par ses rayons, le feu par sa flamme symbolise l’action fécondante et illuminatrice, la vivacité d’esprit, d’action, de mouvement ainsi que l’acte sexuel. Mais, il présente aussi un aspect négatif ; il obscurcit et étouffe par sa fumée, brûle, dévore, détruit, c’est le feu des passions, du châtiment, de la guerre. G. Bachelard dans son ouvrage Le psychanalyse du feu (1938) décrypte le potentiel sémantique de ce phénomène naturel et ces deux perspectives contrastées sont expliquées à l’aide du « complexe de Prométhée » et du « complexe d’Empédocle ». Du point de vue agraire, le feu se réfère à l’incendie des champs.

4Dans la tradition slave, on trouve que le feu est l’élément de base de l’univers comme d’ailleurs l’eau, la terre et l’air. La symbolique du feu avait un double caractère : d’une part c’est la flamme ardente et vengeresse qui menace par la mort et la destruction ; d’autre part, c’est la matière de la flamme purificatrice qui est l’incarnation du principe créatif et actif (Миланов 2016: 89). Le feu est conçu aussi comme l’intermédiaire entre l’homme et la divinité. A. Loma (2008 : 263) souligne que l’homme, grâce à sa capacité de pouvoir manier le feu, s’est séparé des animaux et a enrichi son esprit et sa position matérielle et technique.

5Quant au contenu sémantique du lexème feu cité dans les dictionnaires français et serbes, nous pouvons dire qu’il est assez productif et qu’avec la symbolique précédemment citée a influencé la création d’un grand nombre de parémies traitées dans notre corpus. Ainsi, les dictionnaires français et serbes donnent approximativement des définitions similaires du feu. Il est défini comme un phénomène consistant en un dégagement de chaleur et de lumière produit par la combustion vive d’un corps (TLFi 2005 ; LNPTR 2007 : 1033-1035 ; Littré 2007 : 743-744 ; РМС 2007 : 132 ; RSANU : 55 – 60). Ce sème générique constitue la base d’où découlent en français les sens connotatifs tels que : a) « ensemble de matières rassemblées et allumées pour produire de la chaleur etc. », b) « source de chaleur dans la transmission des aliments », c) « foyer, famille », d) « foyer destructeur, allumé involontairement ou criminellement », e) « supplice du bûcher » (LNPTR 2007 : 1034 ; Littré 2007 : 744). Dans la langue serbe, nous dégageons huit réalisations connotatives relatives au feu : a) « tir d’une arme à feu », b) « fièvre », c) « rougeur du visage », d) « lumière, éclaire », e) « passion forte », f) « force, vigueur », g) « courage », h) « difficulté, danger » (РМС 2007 : 132). Compte tenu de tous ces éléments évoqués, nous constatons que dans la plupart des cas les significations connotatives du lexème feu sont transmis dans les deux langues et ont eu impact sur leur sens global, ce que nous allons démontrer ci-après. De même que pour le sens dénotatif, mais qui est, dans notre analyse, moins présent.

Concept général du feu

6Dans le présent champ sémantique, les parémies avec le lexème feu sont dotés du sens dénotatif et se rapportent soit à l’organisation de différentes fêtes religieuses où le feu représente un élément central : à la Saint-Jean, les feux sont grands, à la Saint-Jean d’Hiver, les feux sont grands3 ; Carnaval au soleil, Pâques au feu4 ; Noël au jeu : Pâques au feu ; Noël au feu : Pâques au jeu ; Mardi gras près du feu, Pâques auprès de la porte, Mardi gras près de la porte, Pâques auprès du feu (ce qui suggère que le froid tardif provoque un hiver prolongé) soit aux différentes conditions météorologiques : Au feu chat qui montre son cul, c’est le mauvais temps revenu ; feu, fèves, argent et bois sont bons en tous mois ; en hiver au lit ou auprès du feu, en été au soleil et au jeu ; quelques temps qu’il fasse en novembre, commence le feu dans ta chambre ; octobre au coin du feu fait venir le leu (le froid comme la faim font sortir le loup du bois) ; février veut pain, vin, viande et feu (pour lutter contre les coups de froid de ce mois traître, le paysan a besoin d’une nourriture plus substantielle que d’habitude).

Les traits de caractère humain

7Dans ce champ sémantique on retrouve les sens connotatifs assez variés suggérant les aspects négatifs tel que méchanceté : tel, si vous le trouvez dans le feu, mettez-y du bois ; toujours fume le mauvais tison (une image du naturel vicieux qui signifie que celui qui est naturellement vicieux ne peut s’empêcher de mal agir) ; si l’on n’est pas brûlé par le feu, on est noirci par la fumée (si une mauvaise fréquentation ne modifie pas le comportement, elle finit toujours par ternir la réputation). Dans le corpus serbe se trouve une parémie où le feu annonce un événement qui est mal vu : пиште дрва на ватри као да се ђевојка у кући родила.

8Les aspects positifs, tel qu’obéissance : грнуо би ватру рукама et l’effort : док се човек дима не надими, не може се ватре нагрејати apparaissent parmi les parémies serbes, tandis que l’on retrouve un autre trait de caractère positif – l’optimisme dans la parémie française suivante : ce que vous avez perdu dans le feu, vous le retrouvez dans la cendre (ce que l’on perd, on le retrouve forcément car on ne perd rien définitivement).

Les états/les émotions humains

9Toutes les émotions intenses font l’objet des parémies contentant le lexème feu – ce qui reflète la force de ces émotions en les dépeignant d’une manière pittoresque. Ainsi, le sentiment de colère est décrit dans les parémies de deux corpus : qui porte le feu dans son cœur, sa tête s’enfume ; le feu gagne plus vite ce qui est léger et gracieux, que les objets durs et lourds ; ce sont feu et l’eau ; љуто као ватра ; напео се као свечарски лонац уз ватру ; не пали ватре уза ме.

10Les parémies décrivant la querelle se retrouvent aussi dans les corpus français et serbe : il ne faut point mettre le feu où il n’y a pas d’eau (il faut s’abstenir d’attiser une querelle si l’on n’est pas certain de l’apaiser) ; не доливај уље на ватру ; il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu5 (on comprend le parallèle entre le caractère inflammable de l'huile qui va embraser un feu au lieu de l'éteindre et une personne qui aggrave une situation au lieu de la résoudre).

11En évoquant les émotions fortes, le lexème feu se présente dans les parémies françaises se référant aux passions : le feu prend aux étoupes ; si tu souffles sur l’étincelle, elle s’embrasera comme un feu (le péché causé par les passions) ; il ne faut pas tisonner le feu avec un couteau ; le feu qui semble éteint souvent dort sous la cendre ; le feu mal éteint est bientôt rallumé ; feu bien couvert, comme dit ma bru, par sa cendre est entretenu ; le feu le plus couvert est le plus ardent (les passions secrètes sont les plus enflammées). L’amour, étant la passion la plus mentionnée, est très souvent présente : qui n’est en feu n’enflamme point ; qui peut dire comme il brûle est dans un petit feu ; la flamme est du feu l’âme.

L’âge de l’homme

12Ce champ sémantique s’appuie sur la notion de l’énergie qui émet le feu brûlant, alors on retrouve les parémies : il n’est feu que de gros bois (suggère la vigueur de l’âge mur) et il n’est feu que de bois vert (la force appartient à la jeunesse).

Le résultat d’une action

13Dans ce groupe sont rangées les parémies où le lexème feu fait partie du résultat d’une action : le bois tordu fait le feu droit (certains défauts importent peu si le résultat est atteint) ; le feu de bois vert donne plus de fumé que de chaleur (quand le bois n'est pas suffisamment sec, il donne plus de fumée que de chaleur, alors il faut attendre qu’il perde son humidité et c’est pour cela que toute action faite prématurément donne un mauvais résultat) ; la flamme suit de près la fumée (les signes et les effets décevants d’une action précèdent de peu le résultat obtenu).

La vérité

14Sous cette notion nous avons trouvé une parémie qui est présente non seulement dans le corpus français et serbe mais aussi dans d’autres langues : il n’y a pas de fumé sans feu ; il n’est jamais feu sans fumé ; ђе год се пуши, онде ватре има. De même que la fumée indique la présence du feu, ainsi il n’y a pas de passion si bien dissimulée qui ne se trahisse par quelque signe ; il n’y a pas d’effet sans cause quoiqu’on fasse pour la cacher. Les Romains disaient : rumor publicus non omnino frustra est, ce qui se traduit ainsi : un bruit public n’est pas tout à fait sans fondement. Les Italiens expriment ainsi une idée semblable : non si grida mai al lupo ch’egli non sia in piese, ce qui veut dire : on ne crie jamais au loup sans qu’il soit dans le pays. L’idée de feu et celle de fumée sont si étroitement liées que l’on dit aussi : il n’y a pas de feu sans fumée. En un mot, ces deux proverbes signifient la même chose. Autrefois on disait : feu ne fut oncques sans fumée ou bien encore : où n’y a feu n’y a fumée.

La force

15La puissance du feu a motivé quelques parémies : petite étincelle engendre grand feu ; de petite étincelle s’enflamme une ville (une petite cause peut engendrer de grands effets) ; le feu enlève toute impureté.

L’importance/le besoin

16Certaines parémies soulignent l’importance du feu : le feu est demi-vie de l’homme ; le feu est bon en tout temps ; le feu aide le cuisinier ; qui a besoin de feu, avec le doigt il va le chercher (on emploie ce proverbe lorsque l’on a vraiment besoin de quelque chose et la force de l’image vient ici de ce que le feu est à la fois l’objet désiré et la cause du mal).

Le soin

17La parémie il faut faire feu qui dure date du XVII siècle et signifie ménager son bien ou ses forces. Cela remonte à une époque où la journée commençait par les corvées du feu et du bois. Ce proverbe d’origine rurale incite à la précaution et l’anticipation. L’emploi du terme le feu est explicite car le feu dure non pas par sa vivacité mais par l’aptitude à le maintenir actif. Dans cette parémie, le feu symbolise la vie et, par conséquent, il existe une invitation à ménager le futur et à penser aux lendemains en évitant de brûler ses réserves en une seule fois. Cette parémie en rappelle une autre de même sens et non moins usitée à savoir qui veut voyager loin ménage sa monture. Les parémies serbes s’appuient sur la force purificatrice du feu et sa capacité de rendre les choses meilleures : пријатељ се у невољи познаје као злато у ватри ; што погача дуже у ватри стоји то бољега госта чека.

Le risque/la difficulté

18Dans le corpus serbe nombreuses sont les parémies qui suggèrent le risque et la difficulté liés au feu, ainsi que le fait que l’on ne peut pas combattre le mal par le mal : ватра и вода добре су слуге, али зли господари ; ватра се зејтином не гаси ; ватра се уљем не тули ; ватра се сламом не гаси ; пређи ватру, вежи мачку ; ватра ватру не жеже ; ватра ватру не пржи ; ватра ватру не тули ; махаћеш ти ватру у капи. Certaines sont retrouvées dans le corpus français : le feu n’éteint pas le feu ; au feu uriner est sain, et y cracher est vain.

La pauvreté

19Le lexème feu est rencontrée aussi dans le corpus serbe dans les parémies se référant à la pauvreté : нема дрвета ни гују да убијеш, а камоли да ватру наложиш ; тражи ватре на лањском огњишту ; као да на ватру пада.

L’eau/вода

20Dans la tradition française et serbe, l’eau est considérée comme source de vie, mais en même temps comme élément de noyade et de décomposition. D’un point de vue psychologique, l’eau est un symbole des couches profondes inconscientes de la personnalité, où vivent des êtres mystérieux. Biedermann souligne que l’eau « en tant que symbole élémentaire a une nature ambivalente car d’une part elle ravive et féconde, et d’autre part elle fait référence à la submersion et à la décomposition » (Biedermann 2004 : 432). Gaston Bachelard dans son œuvre L’eau et ses rêves. Essai sur l’imagination de la matière (1965) décrit l’eau comme un élément onirique qui fait l’intermédiaire entre deux mondes, étant souvent perçu comme un élément féminin. Il dévoile de nombreux principes que cet élément insinue – le paraître des eaux claires de surface où le reflet vague et instable laisse de l’espace à l’idéalisation ce qu’il nomme le complexe de Narcisse. De autres principes s’enchaînent – les eaux profondes dormantes qui représentent le support matériel de la mort – ainsi le complexe de Caron évoque qui, dans les cultures occidentales, rappelait à la mort comme un voyage sur les eaux dans la barque de Caron qui traverse le fleuve des Enfers ou le complexe d’Ophélie faisant appel à une mort douce, sans éclat, par accident ou suicide dans la patrie des nymphes où la femme retrouve son propre élément. Dans le corpus analysé des parémies au lexème eau, elles ont exclusivement une signification connotative. Ils éclairent différents aspects de la vie d’une personne et de la situation dans laquelle elle se trouve.

L’abondance

21L'eau pour l’homme, comme nous l’avons déjà souligné dans la partie introductive de ce sous-chapitre, représente dans un sens métaphorique la source de vie et, par extension, l’abondance : nager en grande eau ; благо томе кому коњ уз воду иде.

La dextérité

22Tout de même elle suggère aussi le danger – c’est pourquoi une grande prudence, de la capacité, de l’ingéniosité et des connaissances sont nécessaires pour éviter certains problèmes et difficultés. Sinon, les conséquences peuvent être insondables : le monde est rond : qui ne sait nager va au fond ; ако други скочи у воду, хоћеш ли и ти скакати ; која тиква често на воду иде, разбиће се.

Le temps

23L’eau, au sens figuré, peut également être identifiée à la notion de temps, étant donné qu’elle se déplace continuellement dans un certain espace, le modifie et le façonne : il passera bien de l’eau sous le pont. Comme équivalent sémantique de la parémie française en langue serbe, la forme apparaît : много ће воде Дунавом протећи. La raison pour laquelle le Danube est utilisé s’explique par le fait qu’il s’agit du plus grand fleuve qui traverse notre pays et que les gens du passé avaient le plus de contacts avec lui et, sur cette base, ils ont construit différentes représentations, croyances et coutumes. Les parémies susmentionnées indiquent qu’il faut beaucoup de temps avant que quelque chose ne se produise. Le fait qu’il existe des relations analogiques entre l’eau et le temps est également mis en évidence par la parémie serbe : куд је вода једном текла, опет ће протећи qui fait référence aux habitudes humaines établies.

Les traits de caractère humain

24Les parémies qui reflètent les traits positifs de caractère humain sont peu nombreuses en français : les eaux calmes sont les plus profondes (les eaux calmes, par analogie, illuminent les personnes calmes et posées, intelligentes, sages et mesurées). En outre, l’enrichissement matériel ne peut se faire à tout prix car il peut provoquer des contre-effets, comme en témoigne la parémie : eau qui court ne porte point d’ordure. Parmi les parémies serbes indiquant les vertus humaines l’on retrouve : тиха вода брег рони ; чини добро, па и у воду баци. Cette dernière parémie est motivée par des événements bibliques et par les paroles du Seigneur selon lesquelles tout bien qui est fait ne doit être connu qu’au Seigneur – car la louange encourage l’orgueil, source de tous les péchés, qui peut priver l’homme de son salut.

25Cependant, les eaux calmes peuvent aussi impliquer des qualités humaines négatives qui, tôt ou tard, peuvent entraîner des conséquences indésirables et imprévisibles pour l’environnement : il n’est pire eau que l’eau qui dort. L’eau trouble est une métaphore des entreprises douteuses et malhonnêtes qui rapportent de gros profits, et dont peuvent bénéficier des personnes qui n’y ont jamais participé : l’eau trouble est le gain du pêcheur ; у мутној се води риба лови. Quitard explique que dans cet exemple le nom pêcheur est la métaphore pour une personne qui tire profit d’une entreprise douteuse car, par analogie, les pêcheurs pêchent mieux dans les eaux troubles, jamais dans les eaux claires (Quitard 1842 : 328). De la parémie susmentionnée est née une phraséologie : pêcher en eau trouble / ловити у мутном, qui, en plus de celle déjà existante, a développé un autre sens supplémentaire : « profiter de quelqu’un ». Quitard souligne que les Grecs utilisaient l’expression troubler l’eau du lac pour pêcher des anguilles, qui désigne un mauvais citoyen qui utilise le mauvais état de l'État dans le but de s’enrichir personnellement avec l’argent public (Quitard 1842 : 328). Dans la langue serbe, les parémies avec le lexème eau ont également un caractère métaphorique et peuvent décrire différents segments du comportement et de l’action humaine qui ont en conséquence un résultat négatif : бацио као у мутну воду ; ја тикву у воду, а тиква из воде ; лије воде у Тису. Les parémies décrivant les traits humains négatifs sont aussi nombreuses : вода све носи изван срамоте ; воде и злобе никад неће нестати ; превео би жедна преко воде ; бистра вода, труле лађе.

L’appartenance à la même communauté

26Dans le corpus serbe nous avons rencontré une parémie qui désigne la relation d’une personne avec les autres membres de la même communauté sociale : моја мати и његова мати на једној води пређу прале. La parémie mentionnée est utilisée en plaisantant parce qu’elle marque deux personnes qui ne sont pas liées.

L’incertitude/l’imprudence

27Il s’agit des événements ou les situations où l’on se retrouve sans aucune indication d’une issue positive – cela peut s’interpréter comme un manque de prudence ou une tendance de croire que l’on gère bien les circonstances et que l’issue sera favorable : још није ни до воде дошао, а гаће засукује ; риба се у води не погађа.

Conclusion

28Notre analyse des parémies avec le lexème feu est effectuée sur la base d’un corpus qui englobe 68 parémies (47 françaises et 21 serbes). D’après la recherche réalisée, nous pouvons conclure que dans l’expression parémiologique le lexème français feu est plus productif que le lexème serbe vatra/oganj et qu’il est doté de divers contenus sémantiques et de différentes nuances stylistiques pour lesquels on ne peut pas trouver les équivalents dans la langue serbes. En ce qui concerne les équivalences lexico-sémantiques, nous n’avons identifié que deux occurrences.

29Nous avons défini onze champs sémantiques : a) le concept général de feu, b) les traits de caractère humains, c) les états/les émotions humains, d) l’âge humain, e) les résultats d’une action, f) la vérité, g) la force, h) l’importance/le besoin, i) le soin, j) le risque/les difficultés, k) la pauvreté et ont constaté qu’un grand nombre de parémies analysées renvoient plutôt aux traits de caractère humains positifs et négatifs (obéissance, persévérance, optimisme, méchanceté), aux états et aux émotions humains (colère, querelle, passions, amour) et au concept général de feu (fêtes religieuses, conditions météorologiques). Un certain nombre de parémies de notre corpus touchent à des différentes situations et événements auxquels l’homme fait face et qui lui perturbent la vie normale (risque/difficultés, pauvreté, vieillesse) et aux activités humaines dont les résultats sont aussi positifs que négatifs. Certaines occurrences réfèrent aux fragments de la réalité qui permettent à l’homme d’organiser et de mener sa vie d’une manière correcte et d’être utile pour les membres d’une communauté (vérité, force, besoin, soin). Il est à souligner que les parémies françaises, les plus nombreuses, sont celles qui dénotent les émotions et les états humains tandis qu’en serbe ce sont celles touchant aux risques et aux difficultés. En effet, dans l’imaginaire français, les émotions et les états sont conceptualisés davantage comme le feu, matière qui bouillonne et enflamme alors que dans la tradition serbe, les difficultés et les risques équivalent au feu, à l’élément dangereux et néfaste menaçant à l’homme, à ses proches et à ses biens, s’échappant au contrôle.

30En ce qui concerne les parémies contenant le lexème eau, le corpus est moins conséquent : il s’agit de 45 parémies (dont 23 françaises et 22 serbes). Cette fois-ci le lexème serbe вода paraît plus productif et les équivalences lexico-sémantiques sont identifiées deux fois.

31Dans le corpus serbe nous avons défini sept champs sémantiques : a) l’abondance, b) la dextérité/l’aptitude, c) le temps, d) les traits de caractère humain positifs/négatifs, e) l’appartenance à la même communauté, f) l’incertitude/l’imprudence. Ce lexème inspirait plus la communauté langagière serbe, alors nous avons rencontré la métaphore de l’opulence, du temps qui coule inévitablement, ainsi que des traits de caractère humains positifs et négatifs. Ce lexème permettait aussi la conceptualisation de l’incertitude et de l’appartenance. Dans les deux corpus nous pouvons définir les conceptualisations semblables – le lexème eau est conceptualisé comme source d’abondance, calme, sage, mais, en même temps dangereux, imprévisible, sale et troublé.

32Somme toute, les parémies françaises et serbes avec les lexèmes feu et eau impliquent dans la plupart des cas les différences qui existent dans l’imaginaire, la culture et la tradition de deux peuples car les deux communautés linguistiques et culturelles ont été soumises aux facteurs historiques, sociaux et culturels non identiques ce qui a provoqué la création de différents milieux sociolinguistiques.

33Bibliographie :

34Bardin, Julie. Citations, proverbes et dictons. Romagnat, De Borée, 2006, 320 p.

35Biedermann, Hans. Rečnik simbola [Dictionnaire des symboles]. Beograd, Plato, 2004, 562 p.

36Вуковић, Милан. Народни обичаји, веровања и пословице код Срба [Les moeurs populaires, les croyances et les proverbes chez les Serbes]. Београд, Сазвежђа, 2004, 339 p.

37Chevalier Jean-Claude, Gheerbrant, Alain. Dictionnaire des symboles. Paris, Bouquins, 1982, 215 p.

38Cosson, Gabrielle. Dictionnaire des terroirs de France. Paris, Larousse, 2010, 336 p.

39Dournon, Jean-Yves. Dictionnaires des proverbes et des dictons de France. Paris, Hachette, 2008, 408 p.

40Драгићевић, Рајна. Вербалне асоцијације кроз српски језик и културу [Les associations verbales à travers la langue et la culture serbes]. Београд, Друштво за српски језик и књижевност Србије, 2010, 248 p.

41Zuković, Ljubomir. Narodne izreke i poslovice u delu Ive Andrića [Les dictons et les proverbes populaires dans l’oeuvre d’Ivo Andrić]. Sarajevo, Veselin Masleša, 1980, pp. 438 – 456.

42Караџић, Вук. Српске народне пословице [Les proverbes populaires serbes]. Београд, Просвета/Нолит, 1985, 698 p.

43Kleiber, Georges. La Sémantique du prototype. Paris, PUF, 1994, 208 p.

44Лома, Александар. Етимолошки речик српског језика [Dictionnaire étymologique de la langue serbe]. Београд, Српска академија наука и уметности, Институт за српски језик САНУ, 2008, 365 p.

45Littré: Le Dictionnaire du français oublié. Les mots, les expressions et les proverbes de la langue d’hier. Paris, Le Figaro, 2007, 382 p.

46LNPTR, Le Nouveau Petit Robert de la langue française, 2007, 2880.

47Maloux, Morice. Dictionnaire des proverbes, sentences et maximes. Paris, Larousse, 2006, 656 p.

48Маринковић, Боривоје. Пословице у делима Доситеја Обрадовића [Les proverbes dans les ouvrages de Dositej Obradović]. Бања Лука, Глас, 1960, pp. 387-402.

49Миланов, Наташа. О значењима лексема ватра и огањ у српском језику [Sur la signification des lexèmes ватра et огањ en serbe]. Језик, књижевност, значење – зборник радова. Ниш, Филозофски факултет, 2016, 89-100.

50Михајловић, Јован. Пословице и изреке у Војводини [Les proverbes et les dictons en Voïvodine]. Нови Сад, Институт за јужнословенске језике, 1965, 161 p.

51Маслова, Валентина Аврамовна. Лингвокультурология [Linguoculturologie]. Москва: Издательский центр „Академия”, 2010, 208 p.

52Montreynaud, Florence et al. Dictionnaire de proverbes et dictons. Paris, Le Robert, 2006, 487 p.

53Мршевић-Радовић, Драгана. Паремије: текстуални оквир за националну културу [Les parémies : cadre textuel pour la culture nationale]. Београд, Друштво Свети Сава, 2003, pp. 79 – 85.

54Muñoz Julia, Sevilla. Les proverbes et phrases proverbiales français et leurs équivalences en espagnol, Paris, Langage, 139, 2000, pp. 98 – 109.

55Пејовић, Анђелка. Паремије као део етнолингвистичког наслеђа [Les parémies en tant que la partie de l’héritage étnolinguistique]. Гласник Етнографског института САНУ, LXII (2), 2013, pp. 201 – 213.

56Pottier, Bernard. Représentation mentales et catégorisations linguistiques. Louvain, Peeters, 2000, 315 p.

57РСАНУ: Речник Српске академије наука и уметности [Dictionnnaire de l’Académie serbe des sciences et des arts]. Београд: Српска академија наука и уметности, 1959, 695 p.

58Рајковић, Ђорђе. Српске народне пословице досад нештампане [Les proverbes populaires serbes jamais imprimées]. Нови Сад, Матица српска, 1876, 1290 p.

59РМС: Речник матице српске [Dictionnaire de Matica srpska]. Нови Сад, Матица српска, 2007.

60Quitard, Pierre. Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes. Paris, Libraire éditeur, 1842.

61Taylor, John R. (1995) : Linguistic Categorization. Prototypes in Linguistic Theory. Oxford : Clarendon Press, 312 p.

62TLFi: Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXème et du XXème siècle, Editions du centre National de la recherche scientifique, 1971, 12562 p.

63Wierzbicka, Anna. 1972. Semantic Primitives. Frankfurt: Athenäum, 235 p.

Notes

1 Cet article a été créé dans le cadre du projet Les langues, les littératures et les cultures françaises et slaves en contact et en divergence (no 1001-13-01) approuvé par la Faculté de Philosophie de l’Université de Niš et soutenu par l’Agence universitaire de la Francophonie et l’Ambassade de France en Serbie.

2 La parémie se définit comme un énoncé mémorisé en compétence qui se caractérise par la brièveté, la fonction utilitaire et didactique (fournir un enseignement) et l’enchâssement dans le discours (Muñoz 2000 : 100). Muñoz souligne que les parémies comprennent plusieurs groupes, d’après leur usage : a) populaire (proverbes, dictons, phrases proverbiales, maximes, sentences) ; b) scientifique (aphorisme, axiome, adage juridique, sentence philosophique) ; с) publicitaire (slogan) (2000 : 101). Notre travail est basé sur l’analyse des proverbes et des dictons étant donné qu’il s’agit d’un corpus riche et varié nous permettant de concevoir d’une meilleure façon la sagesse populaire, la matrice culturelle et traditionnelle des peuples français et serbe. Tout ce qui se passe entre les gens et se crée dans la nature, tout ce que l’on entend et l’on vit dans le monde est représenté dans les parémies (Mihajlović 1965 : 161). Dans le cadre du champ parémiologique, il faut distinguer les proverbes des dictons. Le proverbe est une parémie qui se caractérise par une thématique générique, un sens idiomatique, une structure généralement binaire, des éléments mnémotechniques, une portée universelle, une morphosyntaxe parfois archaïque, tandis que le dicton est une parémie populaire qui adopte fréquemment une forme poétique pour transmettre tout un code du savoir-vivre, du savoir-faire applicable à des situations très concrètes. Les dictons diffèrent des proverbes moraux par leur caractère régional et leur thématique spécifique, puisqu’elle porte sur la météorologie : quand le chat se passe la patte sur la tête, bientôt il y aura tempête, les activités du travail (du paysan, de l’éleveur, du marin, du chasseur : tue ton cochon à la Saint-Martin et invite ton voisin, la superstition ou la croyance : qui tue le goéland, la mort l’attend (Muñoz 2000 : 101 – 103).

3 Pour fêter certains événements, les peuples ont toujours allumé de grands feux. La fête de le Saint-Jean est le vestige d’anciennes fêtes du soleil, coutumière dans toute l’Europe. Les feux étaient embrasés et bénis par des prêtres. Ainsi, on fêtait la nativité de saint Jean-Baptiste pour rappeler la prédiction de l’Évangile : « Beaucoup se réjouiront à cause de sa naissance ».

4 Le Carnaval est une fête d’origine religieuse. Dans le calendrier religieux, elle commence le jour de l’Epiphanie (le 6 janvier) et se termine le Mardi Gras. Elle précède une période plus contraignante, le Carême. Le Carême durera 40 jours, période pendant laquelle on ne peut pas manger tout ce que l’on veut. Avant le début du Carême, le jour du Mardi Gras, on pratiquait le saut du feu, une tradition très ancienne. En effet, avant l’ère chrétienne, pour conjurer les maladies du bétail, on sautait par-dessus des feux allumés pendant les semailles. En Alsace et en Bourgogne, le saut du feu est une réminiscence germanique : pendant les épidémies de peste, les Germains préparaient des feux à travers lesquels ils passaient pour se purifier. Dans le Sud-Ouest, on saute le feu pour prouver que le feu de la Saint Jean ne brûle pas, mais préserve des maladies, et aussi du feu volage (Cosson 2010 : 131). En Serbie, comme en France, on pratiquait la même coutume du saut du feu de l’ère avant-chrétienne pour se débarrasser de mauvaises énergies et de différentes maladies.

5 Datant du XVIIe siècle, cette expression n’est qu’une image reprenant l’amplification immédiate du feu et donc le résultat désastreux qu’obtiendrait quelqu’un en y jetant de l’huile pour tenter de l’éteindre. Employée par Mme de Sévigné, elle figure dans plusieurs dictionnaires anciens dont celui de Furetière.

Pour citer ce document

Par Jelena JACOVIC et Ivan JOVANOVIC, «Le concept du feu/ватра et de l’eau/ вода dans la parémiologie française et serbe», Revue du Centre Européen d'Etudes Slaves [En ligne], Environnement linguistique, Numéro 9, La revue, mis à jour le : 19/05/2025, URL : https://etudesslaves.edel.univ-poitiers.fr:443/etudesslaves/index.php?id=1978.

Quelques mots à propos de :  Jelena JACOVIC et Ivan JOVANOVIC

Jelena Jaćović est maître de conférences au Département de langue et de littérature françaises de la Faculté de philosophie à l’Université de Niš. Ses intérêts portent sur les domaines de la syntaxe, sémantique et pragmatique, linguoculturologie ainsi que sur le français de spécialité, l’analyse des erreurs et le français précoce. Elle a publié une vingtaine d’articles dans des revues scientifiques et des actes de colloques et a soutenu sa thèse de doctorat sur « La sémantique et la pragmatique ...

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