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Contact de langues et emprunts
Par Raul LILO
Publication en ligne le 26 avril 2025
Résumé
De nos jours, malgré leur diversité, les ressources propres à une langue sont de plus en plus rivalisées par celles venant des langues étrangères. Même l’influence de la langue française en celle albanaise est multiple. Dans cette communication, on s’arrêtera, en particulier, sur l’influence française dans la région de Korça (conditions historiques et sociales, contact de langues et emprunts, typologie des emprunts selon les domaines, quelques exemples d’emprunts actuels…). Malgré le fait qu’un bon nombre d’emprunts sont occasionnels et limités à une conjoncture temporaire, beaucoup d’entre eux sont adoptés par la langue. Et, c’est le vocabulaire socio-politique qui en use abondamment. Ceci faciliterait, peut-être, sa « mondialisation ».
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Texte intégral
Introduction
1Étudier l’influence française sur Korça1, au cours de la première moitié du vingtième siècle, c’est pouvoir parler de relations multiples qui touchent plusieurs aspects à la fois : politique, militaire, économique, social, mode de vie, sociolinguistique, linguistique, etc. Il ne faut pas oublier ici l’enseignement et la culture en général.
2L’influence est dure, jusqu’à l’assimilation. Mais, si l’on excepte les extrêmes, alors la normalité se traduit par des relations multiples… ; question de soumission, d’adaptation avec le plus fort, ou simplement de découvrir des phénomènes inconnus auparavant, et qui arrivent, embarqués sur des mots d’une langue étrangère. Les langues n’échappent pas à ce phénomène inévitable qui se situe entre la déformation et l’enrichissement. Malgré leur diversité, les ressources internes d’une langue sont concurrencées par celles qui proviennent des langues étrangères.
Conditions historiques et sociales
3Tout commence un automne lointain de 1916. Les troupes françaises, parties de Florina2 (Grèce), avancent vers l’Albanie, tout en ayant des buts précis, militaires et politiques à la fois. L’état-major de l’Armée de l’Est, voulait élargir la zone d’invasion, afin de mieux s’orienter contre les forces de l’empire austro-hongrois. La région de Korça est devenue ainsi un champ de bataille, où se heurtaient les intérêts des Puissants, et qui constituait aussi une zone stratégique. Entre-temps, les albanais n’avaient pas un État bien consolidé.
4Les Français, pour des raisons stratégiques, ont soutenu pour un certain temps, l’idée d’une Région (République) autonome (englobant Korça, Bilisht, Gorë, Opar, Kolonjë3), qui seraient administrée par les albanais, sous la protection des autorités militaires françaises. C’est ainsi qu’une structure albano-française de fonctionnement de la vie publique se met en place. Il est à souligner qu’elle a eu, en un bref laps de temps, un épanouissement rapide et même sans précédent. L’école, la presse, le marché, la police, la vie publique en général, tout a commencé à fonctionner d’une façon “autonome”. Le drapeau albanais flottait sous un climat français. Sous l’influence du français, des prononciations “bizarres” ont commencé à se faire entendre. Une question se pose alors : Pourquoi tout cela ? Mode de vie ? Snobisme ? Soumission ? Besoin ? Exotisme ? Vocables étrangers marquant une certaine “différence sociale” ? La loi du moindre effort ? Lacunes de l’albanais ?
Contact de langues et emprunts
5Il faut dire qu’aucun peuple n’a pu développer une structure lexicale entièrement autochtone, qu’il s’agisse de guerres ou de relations économiques et culturelles, si bien que sa langue s’est trouvée en rapport avec une ou d’autres langues. Ainsi, de concert avec Henri Mitterand, on peut souligner que « les échanges matériels et humains empêchent la langue de vivre en autarcie 4». On peut donc imaginer l’influence du français dans l’albanais de Korça, à ce temps-là. Le français n’était pas seulement une langue donneuse et prêteuse, mais petit à petit elle est devenue une langue de civilisation. Dans le parler de Korça a pris place une couche lexicale française. Mais, beaucoup de ces vocables ont connu dans l’idiome de la région une existence éphémère, tout comme les « modismes 5» qui naissent et meurent aussitôt. Ces mots n’ont pas pu franchir le statut du xénisme pour la plupart (selon la terminologie de Louis Guilbert ; ces mots demeuraient étrangers6) . Il est difficile d’en faire un recensement ou de dire un nombre exact. On ne peut les entendre que dans la bouche des vieux. En voilà quelques exemples : penuar (peignoir), ordëvrë (hors-d’œuvre), buduar (boudoir), etc.
6Même l’ouverture du lycée national de Korça en octobre 1917 a beaucoup influencé sur l’utilisation des mots français dans la région de Korça. Ce lycée est resté ouvert jusqu’en 1939. L’administration militaire française de la ville et la présence du lycée national français ont favorisé les modes français de vie et l’afflux des emprunts venant de la langue française. À ce moment-là les relations commerciales avec la France s’intensifiaient, le nombre des admirateurs des modes français de vie augmentait, les hommes d’affaires (dont professeurs et étudiants…) étaient fortement influencés par la civilisation occidentale, laquelle a commencé a avoir des répercussions dans le parler de la région. Des vocables tels que suare (soirée) tetatet (tête-à-tête), robdeshambër (robe de chambre), garazh (garage), etc. étaient d’une fréquence inouïe.
7Le contact entre l’albanais et le français s’opérait et s’élargissait de plus en plus. Beaucoup de lycéens (40% parmi eux ; les autres sont allés en Italie, en Roumanie et en Grèce) ont poursuivi leurs études supérieures en France. L’influence du lycée de Korça était énorme. Une partie de l’intelligentsia albanaise, qui a dirigé le pays après la deuxième guerre mondiale, a été formée dans ce lycée. La manière de penser et de voir les choses a commencé à changer et elle était en contraste avec l’anachronisme et les vieux usages d’une société formée depuis longtemps au moule turc ou grec. Dans le vocabulaire actif du commerce on utilisait plus aisément des termes français. La communauté, en général, subissait de plein fouet la pression socioculturelle venant des films, des romans, des journaux, des chansons et de la musique française.
8Beaucoup d’objets pénétraient facilement avec leurs appellations. On peut mettre en évidence ici le cas du mot gramafon« gramophone » constituant une nouveauté presque miraculeuse dans tout le pays. Par conséquent, ce superstrat de vocables français a touché plusieurs domaines de la vie. Plusieurs de ces mots ont subi même des changements de sens : affaiblissement, spécialisation, extension, voire restriction de sens. Un bon nombre de ces emprunts qui, à l’époque constituaient des néologismes de discours, s’utilisent encore aujourd’hui, surtout dans le discours oral et essentiellement par des personnes âgées. Voilà un essai de typologie des emprunts utilisés pendant la première moitié du vingtième siècle, en particulier dans la région de Korça.
Essai de typologie des emprunts selon les domaines
91. L’aspect vestimentaire :
10pandofle (pantoufle), pardesy (pardessus), bikuti (bigoudi), robdeshambër (robe de chambre), penoir (peignoir), zhaqetë (jaquette), bizhuteri (bijouterie), etc ;
112. L’ameublement :
12abazhur (abat-jour), bufe (buffet), gardhirob (garde-robe), portmanto (portemanteau), etazher (étagère), kanape (canapé), shezlong (chaise longue), parket (parquet), byro (bureau), etc.
133. L’aspect culinaire :
14omëletë (omelette), kotoletë (côtelette), frikase (fricassée), supierë (soupière), deser (dessert), zhambon (jambon), etc.
154. L’aspect social et culturel :
16suare (soirée) ; la formule “pour la soirée” est un exemple vivant du contact culturel entre les deux langues (il s’agit là d’une invitation faite aux amis les plus proches, en général, à l’occasion de la fête organisée lors d’un mariage et qui a lieu à partir de vingt heures du soir), ballo (bal), rufian (rufian), pudër (poudre), koketë (coquette), rondevu (rendez-vous), avenir (avenir), kioskë (kiosque), suvenir (souvenir), bulevard (boulevard), etc.
175. Côté administratif et politique :
18dosje (dossier), burokrat (bureaucrate), ambasadë (ambassade), konsullatë (consulat), ekip (équipe), anuar (annuaire ; on disait anuarzyrtar “annuaire officiel” pour les données statistiques de la période entre 1916 et 1922), etc.
196. Le vocabulaire militaire :
20intervenim (intervention), okupim (occupation), rivendikim (revendikation), liezon (liaison), etc.
217. Divers objets de la vie quotidienne :
22tripishon (tire-bouchon), pupe (poupée), ornamend (ornement), broshurë (brochre), kasketë (casquette), etc.
23On doit souligner le fait qu’un bon nombre de ces emprunts sont lexicalisés, voire “naturalisés” par la langue albanaise (ce sont essentiellement des mots internationaux), alors qu’une partie parmi eux constituent des emprunts ou plutôt des pérégrinismes superflus, non-nécessaires ou “de luxe”. Il est à souligner également que la langue albanaise, par rapport au français, assimile plus facilement les emprunts. En albanais, où le principe phonétique prédomine, on peut garder plus aisément la prononciation des vocables de la langue prêteuse (par exemple : casquette / kasketë).
Conclusion
24À l’heure actuelle, notre corpus d’emprunts albanais au français a l’air vieux, tout comme les cheveux blancs des anciens lycéens, qui sont peut-être les seuls à en avoir de la nostalgie.
25Dépoussiéré de l’époque, ce mini-fond d’emprunts trouve quand même des usagers même aujourd’hui, surtout en ville. On a remarqué que les familles traditionnelles de la ville ont conservé un certain attachement aux habitudes et aux traditions de leurs grands-pères et se servent occasionnellement de vocables venant du français.
26Cependant, en général, on pourrait dire que l’oubli a le dessus sur la reprise. Du côté de l’oubli, on peut avancer les arguments suivants :
27- beaucoup de temps s’est déjà écoulé depuis le début du 20-e siècle,
28- l’état albanais s’est consolidé,
29- l’école et l’enseignement, en général, ont beaucoup progressé,
30- les efforts des spécialistes et des linguistes albanais afin de conserver l’albanais se sont multipliés, surtout, après la deuxième guerre mondiale ; le dirigisme linguistique a bien fonctionné jusqu’en 1990.
31- on a déjà un albanais dit standard,
32- la littérature et les arts ont connu un nouvel essor,
33- le développement de la presse et des médias électroniques est énorme, etc.
34En ce qui concerne la reprise c’est l’influence d’éléments venant de la civilisation française. De plus, une certaine négligence envers l’albanais, surtout après les changements socio-politiques des années ’90 du vingtième siècle a ouvert des brèches par lesquelles pénètrent des emprunts, essentiellement là où l’albanais ne dispose pas de vocables appropriés, afin de désigner les réalités nouvelles qui attendent une appellation. En sortant un petit peu de l’objectif principal de cet article, on pourrait citer quelques apports actuels tels que balotazh (fr. ballottage), meritokraci (fr. méritocratie), nepotizëm (fr. népotisme), europianizoj (fr. européaniser), eveniment (fr. événement), vakant (fr. vacant), represion (fr. répression), farsëelektorale (fr. farce électorale), shtet i sëdrejtës (fr. état de droit), ekonomi sociale tregu (fr. économie sociale de marché), aleancë fluide (fr. alliance fluide)7, etc. Donc, à travers les exemples mentionnés ci-dessus, on voit bel et bien que les langues sont en train de s’internationaliser de plus en plus, et cette tendance est claire, en particulier, dans le lexique politico-social. L’albanais actuel fait un usage excessif d’emprunts. Dans ces conditions, une question peut se poser : S’acheminerait-on, peut-être, vers un interlexique européen ?
35La métamorphose prodigieuse des sociétés, dans une foule de domaines, contraint les langues modernes à s’ajuster sans cesse à de nouveaux besoins langagiers.
36Bibliographie
37Brunet, Sylvie, (2001), Les mots de la fin du siècle, Belin, Paris, p.35-37.
38Guilbert, Louis, (1975), La créativité lexicale, Larousse, Paris, p.89-93.
39Lilo, Raul, (2003), Emprunts non-nécessaires de l’albanais actuel, revue Sfidë, 1, Faculté des Langues Étrangères, Tirana, p.260-268.
40Lilo, Raul, (2011), Tendances actuelles de la néologie lexicale en français et en albanais, Mediaprint, Tirana, p. 156 – 175.
41Lilo, Raul, (2012), Mbihuazimetfrëngenëgjuhënshqipe, konferencashkencore « Kontaktegjuhësoredhekulturore mes shqipesdhegjuhëvetëhuaja », FGJH, Tiranë, p.19-28.
42Mitterrand, Henri, (1981), Les mots français, PUF, Paris, p.67-70.
Notes
1 Korça est une ville située au sud-est de l’Albanie.
2 Florina est une ville grecque, située près de la frontière.
3 Bilisht, Gorë, Opar, Kolonjë : zones autour de Korça.
4 Mitterrand Henri, (1981), Les mots français, PUF, Paris, p. 67.
5 Brunet Sylvie, (2001), Les mots de la fin du siècle, Belin, p. 35.
6 Guilbert Louis, (1975), La créativité lexicale, Larousse, Paris, p. 89-93.
7 Lilo Raul, (2003),« Emprunts non-nécessaires de l’albanais actuel », in Revue Sfidë, n°1, Faculté des Langues Étrangères, Tirana, p. 262.
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