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La traduction serbe du roman de Rabelais : un univers romanesque sauvé
Par Tatjana ĐURIN
Publication en ligne le 26 avril 2025
Résumé
Résumé : Dans cet article nous nous proposons d’analyser les tendances déformantes citées par le traductologue français Antoine Berman (1984, 1995, 1999), les tendances qui opèrent dans toute traduction et « polluent » et « changent le climat » d’une œuvre littéraire. Menacé par les forces « déformantes » de la traduction ethnocentrique, l’univers de l’œuvre étrangère risque de perdre sa nouveauté et sa viabilité. Nous analysons la traduction serbe du roman de Rabelais, en présentant le travail d’un traducteur (Stanislav Vinaver) capable de résister aux tendances déformantes de Berman et d’éviter de nombreux pièges de la traduction ethnocentrique.
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Table des matières
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La traduction serbe du roman de Rabelais : un univers romanesque sauvé (version PDF) (application/pdf – 432k)
Texte intégral
Introduction
1Dans cet article nous nous proposons d’analyser les tendances déformantes citées par le traductologue français Antoine Berman1, les tendances qui opèrent dans toute traduction et « polluent » et « changent le climat » d’une œuvre littéraire. Nous partons de l’idée qu’une œuvre littéraire est le « monde » qui, à chaque fois d’une manière autre, est manifesté dans sa totalité2. Ce monde révèle et/ou cache tous ses environnements (naturel, social, culturel, linguistique etc.) qui sont menacés par les « forces » déformantes de la traduction ethnocentrique. Fondée sur la primauté du sens, la traduction ethnocentrique « ramène tout à sa propre culture, à ses normes et valeurs, et considère ce qui est situé en dehors de celle-ci – l’Étranger – comme négatif ou tout juste bon à être annexé, adapté, pour accroître la richesse de cette culture »3. Cette visée appropriatrice et annexioniste, cette volonté de conquérir et de dominer, étouffe la vocation éthique de la traduction axée d’abord sur la préservation du « visage de nouveauté » de l’œuvre étrangère, ensuite sur le renouvellement de cette nouveauté (qui s’épuise dans sa propre langue-culture), et enfin sur la viabilité de l’œuvre et de ses environnements.
2 Tout traducteur est exposé au jeu de forces déformantes qui « font partie de son être de traducteur et déterminent a priori son désir de traduire »4. Ces forces qui menacent une œuvre littéraire sont la rationalisation, la clarification, l’allongement, la destruction des locutions et idiotismes, la destruction des rythmes, la destruction des réseaux langagiers vernaculaires, l’effacement des superpositions de langues, l’appauvrissement qualitatif, l’appauvrissement quantitatif, la destruction des réseaux signifiants sous-jacents, l’ennoblissement, l’homogénéisation et la destruction des systématismes textuels. Le traducteur ne peut pas s’en délivrer en en prenant simplement conscience. Pour s’affranchir des tendances déformantes (ne serait-ce qu'en partie), le traducteur doit se contrôler5. Ce système de déformation, qui opère dans toute traduction, provient d’une longue tradition et représente l’expression de la structure ethnocentrique de toute culture et de toute langue en tant que « langue cultivée ». Les langues cultivées, les koinès, sont les seules à traduire, mais ce sont également les langues « qui résistent le plus à la commotion de la traduction »6.
3 Dans son analyse des forces déformantes, Berman ne concerne que « la prose littéraire » qui a été un domaine de traduction injustement négligé7. Puisque l’un des traits caractéristiques de la prose est une certaine informité, qui est le résultat d’un mélange des langues coexistant dans une langue, c’est-à-dire dans l’espace polylangagier d’une communauté, les grandes œuvres en prose se caractérisent par un certain « mal écrire », un certain « non-contrôle » de leur écriture8. L’une des œuvres qui révèlent le mieux ce « mal écrire » qui est une heureuse conséquence du polylinguisme de la prose, c’est le roman de François Rabelais.
4 Il y a presque cinq siècles que François Rabelais, grand humaniste de la Renaissance française, nous fait rire. Sa langue, son style unique, son érudition et sa fantaisie ont créé un univers romanesque bouleversé, un monde « à l’envers », où règnent l’ascension du matériel et du corporel et l’abaissement du spirituel et de l’abstrait. Dans sa quête et son exploration de la langue, Rabelais expérimente avec les mots, les préfixes et les suffixes (français ou autres), avec la signification et la sonorité. Sa langue vive, toujours en mouvement, toujours à la recherche d’elle-même, les jurons et les images érotiques, rendent l’œuvre de Rabelais différente, unique, habité par des personnages invraisemblables qui critiquent la société, la nature humaine et les coutumes, en les étouffant dans un rire qui est « le propre de l’homme ».
5Notre analyse traductologique des tendances déformantes qui, selon Berman, « forment un tout systématiques, dont la fin est la destruction, non moins systématique, de la lettre des originaux, au seul profit du ‘sens’ et de la ‘belle forme’ »9, se fait à partir de la traduction serbe du roman de Rabelais, réalisée par Stanislav Vinaver et publiée en 1950. Nous présentons une traduction éthique et un traducteur qui, tout en traduisant une œuvre séduisante dans laquelle règnent la surabondance et la démesure, a su résister aux forces déformantes de Berman et éviter de nombreux pièges de la traduction ethnocentrique.
La rationalisation, la clarification, l’allongement
6La rationalisation concerne surtout les structures syntaxiques et la ponctuation du texte source. En essayant d’établir un ordre dans l’arborescente œuvre en prose, le traducteur recompose les phrases et les séquences de phrases. Ainsi, le traducteur qui « rationalise » ramène violemment l’original de son arborescence à la linéarité10.
7 La clarification, une tendance déformante qui concerne le sens des mots, vise à rendre « clair » ce que l’auteur a délibérément laissé vague, indéfini dans l’original. La clarification serait donc « le passage de la polysémie à la monosémie », ainsi que « la traduction paraphrasante ou explicative »11. Mais le traducteur est parfois obligé à expliquer. L’explicitation est d’ailleurs inhérente à la traduction et elle peut être « la manifestation de quelque chose qui n’est pas apparent, mais celé ou réprimé dans l’original » que la traduction met au jour12.
8 L’allongement est aussi inhérent à la traduction et il est une conséquence de la rationalisation et de la clarification13. S’il y a trop d’explicitations, la traduction est forcément plus longue que l’original, mais cet allongement est « vide » et « il ne fait qu’accroître la masse brute du texte, sans du tout augmenter sa parlance ou sa signifiance »14. De plus, l’allongement excessif détruit la rythmique de l’œuvre.
9 Le roman de Rabelais est très complexe, mais, par la décision de l’éditeur, la traduction serbe n’a que 114 notes en bas de page rédigées par le traducteur. Privé de commentaires dans le paratexte, Stanislav Vinaver a introduit ses explicitations dans le texte même. Ces traductions-explicitations se présentent sous différentes formes : explicitations des métaphores, des allusions et des jeux de mots ; propositions explicatives ; et le procédé de juxtaposition vinaverienne.
10 Maistre Janotus de Bragmardo15 est tondu à la Cesarine, c’est-à-dire chauve. Vinaver l’explique par un complément circonstanciel de comparaison : začešljavši ćelu kao Cezar, s’étant peigné son crâne chauve, comme César. L’expression originale est plus claire, mais l’effet comique est conservé.
11 L’hippocras blanc, boisson tonique préparée avec du vin sucré et avec diverses épices (cannelle, girofle, vanille etc.) est traduit par belo cimet-vino, vin blanc avec de la cannelle. Vinaver s’est inspiré des chansons de geste serbes où la construction de deux substantifs juxtaposés remplace l’instrumental qualificatif, instrumental de partie intégrante, cimet-vino étant le vin à la cannelle16.
12 Quand Panurge, bien ivre, utilise l’expression à demy alaine, entre deux gorgées, Vinaver la traduit d’abord littéralement, između dva dobra gutljaja, et ensuite, puisque le mot alaine désigne le souffle, la respiration, il ajoute une proposition – kad je već izgubio dah od pića, après avoir bu à perte d’haleine – transposant ainsi le jeu de mots de Rabelais17.
13 La forme la plus fréquente et la plus créative de traduction-explicitation est sans doute la juxtaposition vinaverienne18, procédé systématiquement utilisé par Stanislav Vinaver pour la traduction des mots grecs, hébreux et parfois latins, surtout ceux qui se trouvent à l’origine des noms propres transparents de Rabelais19. Ainsi, Eusthènes, ‘le fort’, devient dans la traduction serbe Eusten-Silni, de l’adjectif silan, ‘fort, puissant’ ; Epistemon, ‘le sage’, devient Epistemon-Znajša, du verbe znati, ‘savoir’ (le substantif est inventé par le traducteur) ; Xenomanes, ‘le passionné de l’étranger’, devient Ksenoman-Stranstvoljub, ‘qui aime l’étranger՚, etc. Ces noms ont donc deux éléments : à la transcription du nom original Vinaver ajoute la traduction serbe du nom.
14 Même si, en explicitant, le traducteur serbe modifie la forme de certains éléments du texte (la rationalisation), même s’il les explique (la clarification) et rend plus longue la traduction (l’allongement), il ne détruit pas l’arborescence de l’original. Par ces noms « dédoublés », il rend le texte encore plus arborescent. Les clarifications du traducteur serbe ne représentent pas le passage de la polysémie à la monosémie que Berman interdit. Bien au contraire : à la polysémie déjà présente dans l’œuvre Vinaver ajoute une nouvelle « couche linguistique » – la langue serbe. Il met au jour ce qui est réprimé dans l’original : le principe de la polarisation des personnages dans l’œuvre de Rabelais. L’étymologie y joue un rôle important, parce que les personnages identifiés comme « bons » portent des noms grecs, tandis que ceux qui portent des noms français ou latins (latinisés) sont plutôt considérés comme les ennemis des géants et de leurs compagnons. Les ajouts de Vinaver ne sont pas « vides ». Ils préservent le rythme jovial (que les notes en bas de page briseraient), permettent la compréhension du sens et traduisent le comique rabelaisien.
La destruction des locutions, la destruction des rythmes
15Une œuvre en prose « abonde en images, locutions, tournures, proverbes » exprimant « un sens ou une expérience qui se retrouvent dans des locutions d’autres langues »20. Remplacer excessivement de telles locutions par leurs équivalents est un ethnocentrisme. Berman trouve que ce n’est d’ailleurs pas nécessaire, parce qu’il « existe en nous une conscience-de-proverbe qui percevra tout de suite, dans le nouveau proverbe, le frère d’un proverbe du cru »21.
16 Par rapport à la poésie, la prose est moins susceptible à la destruction des rythmes, grâce à sa masse, sa quantité, mais elle n’est pas moins rythmique que la poésie22. Le rythme d’une œuvre en prose est le plus souvent détruit si le traducteur ne respecte pas la ponctuation.
17 Dans le chapitre 11 de Gargantua, Rabelais décrit l’adolescence du jeune géant. Ce chapitre contient 69 expressions métaphoriques (déformations de proverbes et locutions courantes) prises au sens littéral. Pour la traduction des métaphores, qui sont probablement le plus grand défi lancé au traducteur, la théorie propose plusieurs solutions : traduction littérale, substitution, création de nouvelles métaphores etc. Cependant, ces procédés ne concernent que l’usage habituel des proverbes et des locutions métaphoriques, c’est-à-dire l’expression de la sagesse populaire ou d’une vérité d’expérience, des effets stylistiques etc. Chez Rabelais, qui cherche à « libérer » les mots, à lutter contre la conception médiévale du rapport presque « magique » entre le mot et la chose, il n’y a pourtant rien d’habituel : par la surabondance de ces expressions métaphoriques et leur démétaphorisation, Rabelais met au relief « que l’enfant abandonné à ses instinct fait spontanément tout ce que condamne la sagesse des nations »23.
18 Le traducteur serbe a traduit littéralement la plupart de ces expressions24, de sorte que Gargantua
19se couvroyt d’un sac mouillé prekrivao se vlažnom vrećom
20(se servir d’une excuse vaine)
21pissoyt contre le soleil pišao na sunce
22(faire des efforts inutiles)
23souvent crachoyt on bassin pljuvao u činiju
24(donner de l’argent de mauvaise grâce)
25 Dans la traduction serbe, la conscience-de-proverbe de Berman est manifeste. Vinaver a pu remplacer les proverbes français par leurs équivalents serbes25. Il ne l’a pas fait, parce que la fonction des proverbes dans le roman n’est pas de transmettre la sagesse humaine, mais plutôt d’engendrer le comique. La source de cet effet comique est double. C’est d’abord la forme de liste, très chère à Rabelais, par laquelle la structure du chapitre est détruite et la narration est interrompue, le procédé que Floyd Gray appelle le comique du discontinu : « Le texte comique est, selon les exigences du genre, une suite de brisures, de coupures, existant par ces errances plus que par une stricte affirmation de la trame, recherchant l’inattendu, l’insolite, l’hyperbolique, tout ce qui peut faire naître la surprise et le choc »26. Des métaphores prises au sens littéral sont la deuxième source du comique : les expressions énumérées n’ont pas de sens. La traduction littérale de cette liste de métaphores démétaphorisées n’a pas de sens non plus. Et pourtant, elle fait rire. Et plus que cela : elle met au jour la dissociation de la langue que Rabelais veut montrer (bien avant Derrida et les déconstructionistes), la rupture entre le mot et la chose (illustrée par la rupture de la trame narrative), l’abîme, le silence, le non-dit perdu dans cet espace entre le signifiant et le signifié27.
La destruction des réseaux langagiers vernaculaires, l’effacement des superpositions de langues
26Selon Berman, « toute grande prose entretient des rapports étroits avec les langues vernaculaires »28. A cause de la visée polylingue et la visée de concrétude de la prose, les éléments des langues vernaculaires font partie des œuvres en prose : « la langue vernaculaire est par essence plus corporelle, plus iconique que la koinè, la langue cultivée »29. Si le traducteur efface ces éléments vernaculaires ou les « exotise » en les remplaçant par les éléments d’un vernaculaire local, il efface un trait important de la textualité de l’œuvre30 et change son ton31. La superposition des langues (soit des dialectes qui coexistent avec une koinè, soit plusieurs koinès qui coexistent) est menacée par la traduction32. L’interpénétration des langues dans l’original, caractérisée par un « rapport de tension et d’intégration » entre « la langue sous-jacente et la langue de surface » est souvent effacée dans la traduction33.
27 Le comique de Rabelais repose sur la langue. L’effet comique est souvent créé par les jeux de mots, des défauts de la prononciation et de double sens. Selon Marie-Luce Demonet, le français de Rabelais « est toutes les rhétoriques en une, dans le fait d’imiter la naturalité et la brièveté de l’hébreu, l’efficacité du latin, l’élégance et la profondeur du grec. Son français est fortement métissé, et accepte l’immigration de toutes les langues »34. A part le français, le latin est la langue qui intervient le plus souvent dans le roman de Rabelais et qui engendre le comique. Il se présente sous forme de mots, d’expressions et de phrases latins intacts, ou bien sous forme de mots et de phrases français latinisés. En latinisant, Rabelais se moque du latin « de cuisine », parlé au XVIe siècle parmi les professeurs et les étudiants de la Sorbonne. La parodie de ce latin corrompu, imposé par l’Eglise et les scolastiques, est à son comble dans le catalogue de livres (139 titres) de la bibliothèque de Saint-Victor (Pantagruel, ch. 7). Les titres de ces ouvrages (en général fictifs, dont les auteurs prétendus sont les théologiens, ennemis de l’humanisme et adversaires de Luther) contiennent de nombreux jeux de mots, soit monolingues, soit bilingues. La forme latinisée de ces titres les rend sublimes et donne illusion qu’il s’agit d’ouvrages théologiques et juridiques, tandis que leurs sujets, le plus souvent obscènes, rabaissent ces ouvrages au rang burlesque35.
28 Le traducteur serbe utilise trois procédés de traduction. C’est d’abord la traduction littérale, en général réservée aux titres français :
29Le Cul pelé de veufves – Oljuštena stražnjica udovička
30Le Baisecul de chirurgie – Prknoljub hirurgije
31Les Brimborions des padres Celestins – Njunjor molitve časnih otaca
32 La juxtaposition vinaverienne est réservée à la traduction des titres latins, où l’élément traduit sert d’une sorte de note de traducteur :
33Bigua Salutus – Bigua Salutus, ili Vrljika spasenija
34(fr. Sur la Planche de Salut)
35Tartaretus, De modo cacandi – Tartaretus, De modo cacandi, ili Kako se vrši nužda
36(fr. Tartaret, Comment chier ?)
37 Les titres que Rabelais a créés en latinisant des mots français ont été transposés au moyen de ce même procédé de latinisation, cette fois-ci des mots serbes :
38Majoris, De modo faciendi boudinos – Majoris, De modo faciendi svinizas kobascizas
39(fr. Mayer, Comment se faire du boudin)
40Barbouilamenta Scoti – Nadrlianija Scoti
41(fr. Scot, Les Barbouillages)
42R. Lullius, De batisfolagiis principium – R. Lullius, De vremogubnis marifetlucis
43(fr. Raymond Lulle, Sur le principe du batifolage)
44Manieres ramonandi fournellos, per M. Eccium – Načinus čišćenii odžacorum, per M. Eccium
45(fr. Comment ramoner les fourneaux)
46Badinatorium sophistarum – Šegoterarium Sophistarum
47(fr. Le Décerveloir des Sophistes)
48 En traduisant ces titres, Vinaver latinise les mots serbes, mais il y ajoute des mots (existants ou inventés par le traducteur) du slave d’église (spasenije, nadrlianija), ainsi que des mots et des expressions d’origine turque (marifetluk, astuce, odžak, cheminée, terati šegu, plaisanter, se moquer), le turc étant l’un des superstrats du serbe. Même si les mots serbes latinisés, la déclinaison latine et la graphie déroutante produisent déjà des effets comiques, les mots d’origine turque le font davantage. Ce mélange aussi bien linguistique que culturel, invraisemblable et exagéré, crée une mésalliance qui fait rire le lecteur serbe. Le caractère multilingue du roman de Rabelais a été ainsi préservé dans la traduction serbe. De plus, le procédé de Vinaver met au jour l’existence d’une troisième langue sans laquelle, selon Berman, l’acte de traduire ne pourrait avoir lieu36.
L’appauvrissement qualitatif, l’appauvrissement quantitatif, l’ennoblissement, la destruction des réseaux signifiants sous-jacents
49Si les termes qualifiés de « savoureux », « drus », « vifs », « colorés », qui renvoient à la corporéité iconique du mot, sont remplacés par des termes neutres, qui rendent le sens mais ne rendent pas la vérité sonore et signifiante du mot, la traduction subit un appauvrissement qualitatif37. L’appauvrissement quantitatif, par contre, concerne une déperdition lexicale. Puisque la grande prose est « abondante », elle présente des signifiants multiples38, c’est-à-dire elle est abondante en synonymes. Si cette multiplicité de signifiants n’est pas transposée dans la traduction, le tissu lexical de l’œuvre, son mode de lexicalité, est détruit39. Ensuite, l’ennoblissement rend la traduction « plus belle » que l’original40. La traduction d’un poème devient plus « poétique » que le poème même, tandis que la prose devient « rhétorique ». Il s’agit d’une sorte d’adaptation, d’une réécriture, puisque, dans la prose, la « rhétorisation embellissante consiste à produire des phrases ’élégantes’ en utilisant pour ainsi dire l’original comme matière première »41. Chaque œuvre comporte un texte « sous-jacent », où certains signifiants ou groupes de signifiants clefs se répondent et s’enchaînent, formant ainsi des réseaux sous la « surface » du texte manifeste42. Puisque ces réseaux représentent des dimensions essentielles d’une œuvre, la traduction qui ne les transmet pas détruit l’un des tissus signifiants de l’œuvre43.
50L’iconicité est l’un des traits les plus évidents du roman de Rabelais. Le texte est plein de termes, expression et tournures dont la richesse sonore et la richesse signifiante « font image » – créent ce que Berman appelle des surfaces d’iconicité44. Dans le roman de Rabelais, une telle surface est créée par une surabondance de mots et expressions obscènes, et parmi eux, des erotica verba, des créations linguistiques inventives qui révèlent l’incessant jeu avec la langue et engendrent le comique. En traduisant les nouvelles expressions érotiques que Rabelais a créées ou bien celle déjà existant dans le lexique français que Rabelais a employées dans un nouveau sens, le traducteur serbe utilise plusieurs procédés de traduction (traduction littérale, traduction multiple, traduction néologisante etc.)45, par lesquels il réussit à transmettre les métaphores érotiques de Rabelais, en conservant leur signification, leur expressivité et leur sonorité.
51Par le procédé de traduction multiple Vinaver transpose la surabondance des erotica verba dans le roman: la traduction se présente donc encore plus riche en signifiants. Ainsi, le verbe érotique embourrer, mêler de bourre, garnir de bourre, a été traduit par deux verbes serbes: zapušiti, boucher, et zajaziti, retenir l’eau. Le verbe bouter, pousser, mettre, a deux synonymes dans la traduction serbe (gurati, pousser, et trpati, bouter, mettre), tandis que le verbe coingner, enfoncer en frappant, en a quatre (gurati, ugurati, uglaviti, zabiti). De même, l’expression érotique, très pittoresque et très drôle, frotter son lard, dans la traduction serbe a trois équivalents: trljati slaninu o slaninu, frotter son lard46, trljati loj o loj, frotter son suif47, et pritrljati masno o masno, frotter son gras48. Les métaphores érotiques restent obscènes dans la traduction serbe, nullement embellies, conservant la richesse orale de la prose et surtout conservant l’oralité du roman de Rabelais.
52En traduisant des erotica verba, Vinaver, suivant le chemin tracé par Rabelais, invente, lui aussi, de nouveaux mots et expressions. Cela est peut-être le plus évident dans la traduction des « monstres verbaux » de Rabelais, des mots à la fois chargés et privé de sens, mais toujours très sonores, bruyants même49. Parmi de nombreux monstres verbaux, il y en a qui appartiennent au groupe d’erotica verba, dont la sonorité fait allusion à l’acte sexuel. Et c’est justement la sonorité qui est transposée dans la traduction. Ainsi, le verbe sacsacbezevezinemasser50, dont les deux premières syllabes onomatopéiques font allusion au mouvement de saccade de l’acte sexuel, tandis que les autres verbes de ce monstre verbal ne font que le renforcer (bezer, veziner, massir), en serbe devient drmnoskrckosprcati51. Le sens du néologisme serbe correspond à celui du verbe français, tandis que l’entassement de consonnes produit l’effet de mouvements rapides et violents. Un autre verbe érotique (mais également « guerrier »)52, trepignemampenillorifrizonoufressuré (de trépignement, pénil, frizon, fressure) devient en serbe rasprekostisnizgnječiskmečinasloniprislonirazmrdao (de raspreko, totalement, partout, stisnuti, serrer, zgnječiti, écraser, contusionner, skmečiti, mot forgé par le traducteur, nasloniti, appuyer, prisloniti, adosser, razmrdati, dégourdir). Les néologismes de Rabelais ont été conservés : il n’y a pas d’appauvrissement qualitatif. De même, les réseaux signifiants sous-jacents – des signifiants clefs étant des erotica verba – ont été conservés dans la traduction. Vinaver a d’ailleurs, lui aussi, souligné l’importance du sexe et du sexuel dans le roman, insistant sur le rapport étroit entre l’éros et la langue qu’il trouve essentiel dans l’expression métaphorique, et dans la langue : « Et les premières métaphores sont sexuelles. La langue est une métaphore. Le sexe est une métaphore idéale, compréhensible par tous »53.
53Etant donné que Vinaver échappe aux tendances déformantes qui menacent et détruisent différents aspects de l’œuvre littéraire, il ne succombe pas à la tentation de homogénéiser, c’est-à-dire d’unifier le tissu de l’original54, de sorte les systématismes textuels du roman de Rabelais sont préservés dans la traduction serbe.
Conclusion
54La version serbe du roman de Rabelais représente donc une traduction éthique, l’acte éthique consistant « à reconnaître et à recevoir l’Autre en tant qu’Autre »55. Etant donné que la traduction éthique est « dans son essence même, animée du désir d’ouvrir l’Etranger en tant qu’Etranger à son propre espace de langue »56, elle est une révélation – la manifestation d’une manifestation, parce qu’une œuvre littéraire est le « monde » entier manifesté dans sa totalité57. L’univers rabelaisien, gigantesque et hétérogène, se révèle au lecteur serbe grâce aux procédés de traduction, parfois invraisemblables, de son traducteur qui choisit d’ouvrir la porte de la langue serbe pour en faire une « auberge du lointain », car, selon Berman, l’éthicité est un choix : « Accueillir l’Autre, l’Etranger, au lieu de le repousser ou de chercher à le dominer, n’est pas un impératif. Rien ne nous y oblige. […] Ce choix éthique, certes, est le plus difficile qui soit. Mais une culture (au sens anthropologique) ne devient vraiment une culture […] que si elle est régie – au moins en partie – par ce choix »58.
55 Non seulement que la traduction de Vinaver fait renaître l’univers de Rabelais, elle manifeste également le processus de cette renaissance, au sens dérridéen, en renvoyant, surtout par certains procédés de traduction, tels que la juxtaposition vinaverienne, la traduction multiple et la latinisation, au point où « la chose » n’est pas encore nommée, de sorte que les détours du chemin de la signification, « le jeu de la trace », deviennent visibles59. En traduisant l’idée de Rabelais, son style et son comique, Vinaver préserve le « visage de nouveauté » de l’œuvre, souligné par Berman60, fait revivre le texte dans un autre espace langagier, mais aussi il ajoute au texte cible cette « nouvelle nouveauté » qu’exigent Goethe, Benjamin et les déconstructionistes. Par conséquent, le texte peut entrer dans le jeu de la trace dérridéen, et la traduction devient une nouvelle vie de l’œuvre.
56Entrée bibliographique
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Notes
1 Berman, Antoine. L'Épreuve de l'étranger. Culture et traduction dans l'Allemagne romantique: Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin. Paris, Gallimard, 1984 ; Berman, Antoine. Pour une critique des traductions : John Donne. Paris, Gallimard, 1995; Berman, Antoine. La traduction et la lettre ou l'auberge du lointain. Paris, Seuil, 1999.
2 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p 76.
3 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 29.
4 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 49.
5 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 50.
6 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 50.
7 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 50.
8 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 50-51.
9 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 52.
10 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 53.
11 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 55.
12 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 55.
13 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 56.
14 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 56.
15 Rabelais, François. Œuvres complètes. Edition établie par Guy Demerson, Paris, Seuil, 1995, p. 130 ; Rable, Fransoa. Gargantua i Pantagruel, tom I i II. Beograd: Samostalno prevodilačko izdanje Konstantina Vinavera, Slobodana Vinavera i dr, 1989, p. I, 68.
16 Rabelais, Op. cit., p. 1084 ; Rable, Op. cit., II, 155.
17 Rabelais, Op. cit., p. 384-386 ; Rable, Op. cit., I, 208.
18 Sur la juxtaposition vinaverienne, voir Djurin, Tatjana. « Vinaverovska jukstapozicija – poetska prevodiočeva beleška ». Primenjena lingvistika, 10, 2009, p. 311-318.
19 Sur la traduction serbe de l’onomastique rabelaisienne, voir Djurin, Tatjana. « Imena koja govore u književnom delu Fransoa Rablea i prevod na srpski Stanislava Vinavera (primer : ratni neprijatelji) ». Primenjena lingvistika, 8, 2007, p. 100-110.
20 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 65.
21 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 65.
22 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 61.
23 Rabelais, Op. cit., p. 102, note 2.
24 Sur la traduction serbe de ce chapitre, voir Đurin, Tatjana. « Gargantuino mladovanje i slobodna doslovnost Stanislava Vinavera », in JIKUVIP III, Snežana Gudurić i Marija Stefanović (éds.), Jezici i kulture u vremenu i prostoru, III, Novi Sad, Filozofski fakultet, 2014, p. 325-332.
25 Posipati se pepelom; mlatiti praznu slamu; imati zmiju u džepu.
26 Gray, Floyd. Rabelais et le comique du discontinu. Paris, Honoré Champion Editeur, 1994, p. 14-15.
27 Sur la déconstruction dans la traduction serbe du roman de Rabelais, voir Đurin, Tatjana. « Le Quart Livre de Rabelais: un voyage au bout dum onde ou la déconstruction de la topographie de l’auteur? ». Godišnjak Filozofskog fakulteta u Novom Sadu, 35, Novi Sad, 2010, p. 231-238.
28 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 63.
29 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 64.
30 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 64.
31 Cette exotisation est une sorte de vulgarisation : « Malheureusement, le vernaculaire ne peut être traduit dans un autre vernaculaire. Seules les koinai, les langues « cultivées », peuvent s’entretraduire. Une telle exotisation, qui rend l’étranger du dehors par celui du dedans, n’aboutit qu’à ridiculiser l’original » (Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 64).
32 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 66.
33 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 66.
34 Demonet, Marie-Luce. « Un philosophe des langues ». Magazine littéraire, mars 1994, p. 45.
35 Đurin, Tatjana. « La forme sublime, le sens burlesque – procédé traductologique de latinisation », in Novaković, Jelena (éd), Les études françaises aujourd’hui, Beograd, Filološki fakultet, 2012, p. 297-298.
36 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 112-113.
37 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 58-59.
38 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 59.
39 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 60. Selon Berman, l’appauvrissement quantitatif peut coexister avec l’allongement : « Car celui-ci consiste à ajouter des « le », « la », « les », « des », « qui » et des « que », ou encore des signifiants explicatifs et ornementaux n’ayant rien à voir avec le tissu lexical d’origine. Si bien que la traduction donne un texte à la fois plus pauvre et plus long. L’allongement sert souvent à masquer la déperdition quantitative (étant entendu que, pour la prose, la quantité est chose importante). » (Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 60).
40 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 57.
41 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 57.
42 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 61.
43 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 62.
44 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 59.
45 Sur la traduction serbe des erotica verba de Rabelais, voir Đurin, Tatjana. « Faire la bête à deux dos ou traduire l’obscenité ». Godišnjak Filozofskog fakulteta u Novom Sadu, XLI-3, 2017, p. 379-398.
46 Rabelais, Op. cit., p. 432 ; Rable, Op. cit., I, 232.
47 Rabelais, Op. cit., p. 66 ; Rable, Op. cit., I, 35.
48 Rabelais, Op. cit., p. 882 ; Rable, Op. cit., II, 44.
49 Sur la traduction des monstres verbaux de Rabelais, voir Đurin, Tatjana. « Traduire les néologismes de Rabelais ou combattre les « monstres verbaux ». DEAF 2. Kragujevac : Filološko-umetnički fakultet, 2013, p. 325-332.
50 Rabelais, Op. cit., p. 868.
51 Rable, Op. cit., II, 37.
52 Sur les métaphores sexuelles et guerrières, voir Benson, Edward. « Jamais vostre femme ne sera ribaulde, si la prenez issue de gens de bien : Love and War in the Tiers Livre ». Etudes rabelaisiennes XV, 1980, p. 55-76.
53 Vinaver, Stanislav. « Rableova žetva ». Književnost, 10, 1954, p. 328.
54 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 60.
55 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 74.
56 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 75.
57 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 76.
58 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 75.
59 Derrida, Jacques. La Différence. Conférence prononcée à la Société française de philosophie, 1968.
60 Berman, Antoine, 1999, Op. cit., p. 76.
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