La fonction poétique de l'héritage mythique slave dans le roman de Milorad Pavic Le Dictionnaire Khazar

Par Sanja Boskovic
Publication en ligne le 12 septembre 2015

Résumé

Kada mit postane integralni dio strukture romana ili pripovjetke, on tada predstavlja svojevrsnu meta-priču ili meta-stvarnost. Čak i kada nije eksplicitno evociran kao što je to slučaj u Hazarskom Rječniku, mit uspostavlja višestruke odnose unutar romanskne priče i njenih protagonista. Mitska misao ili vizuelna misao koja je prema autoru Hazarskog Rječnika u osnovi čovjekove predstave se razvija u jedinstven umjetnički credo ojačan snagom slovenskih kolektivnih predstava. To upravo utiče i na sam izbor mitskih sadržaja upotrebljenih u romanu. U bogatom folklornom naslijedstvu, Pavić ne koristi konkretne mitove i bajke već se okreće mitskom naslijedju kao nepresušnom izvoru kolektivnog identiteta.

Lorsque le mythe est incorporé dans la structure du roman ou du récit, il représente une sorte de méta-histoire, de méta-réalité. Même s’il n’est pas explicitement évoqué, comme cela est le cas dans le Dictionnaire Khazar, le mythe instaure des relations multiples avec l’histoire romanesque et ses protagonistes. La pensée mythique ou la pensée visuelle qui est, selon l’auteur du Dictionnaire Khazar, au fond de la perception humaine se transforme à un véritable crédo artistique nourri par la force des représentations collectives  slaves. Un tel point de vue initie également le choix des contenus mythiques employés dans la structure du roman. Dans le riche héritage folklorique slave, Pavic contourne les mythes et les contes concrets; il opte plutôt pour l'ensemble des croyances populaires slaves qui se dévoilent, sous l'optique de l'écrivain, comme une source inépuisable du vécu collectif.

Mots-Clés

Texte intégral

Introduction

1Le fait que le mythe soit accepté comme un composant constitutif et actif de la littérature contemporaine est aussi lié à la façon dont il fut concerné par les analyses anthropologiques et ethnologiques au cours du XXe et vu par la conscience phénoménologique. Car c'est  notamment la conscience phénoménologique qui fait de lui un objet de sa réflexion en reconnaissant dans le mythe une  expérience intellectuelle originale qui possède sa propre logique d’organisation et de représentation du savoir. Le mythe est une façon de penser, une forme spécifique mais capable d’organiser la faculté cognitive humaine afin de créer une vision poétique et originale du monde.1

2Le mythe représente aussi un héritage littéraire et cela marque profondément sa fonction poétique dans la littérature contemporaine. Il est perçu comme une histoire qui possède sa logique narrative, sa structure poétique ainsi que son point de vue éthique et esthétique.

3Incorporés dans le contexte de la civilisation judéo-chrétienne, civilisation basée sur la puissance de la parole (du verbe), et surtout, de la parole écrite, les mythes antiques poursuivent leur chemin historique comme histoires anciennes. A la différence des autres époques, la nôtre voit en eux la source de significations multiples. L’une d’elles, particulièrement intéressante est celle, déjà suggérée par Vico et Schelling, qui évoque l’aspect littéraire et poétique des histoires mythiques. En considérant le mythe comme une forme poétique qui engage au sein de sa structure un langage de métaphore et de symbole, un métalangage destiné à porter les messages esthétiques et éthiques dans lesquels peut se reconnaître chaque époque, on peut dire que la démarche artistique des écrivains contemporains paraît tout à fait naturelle ; ils se tournent vers les mythes comme s’ils retournent aux sources originaires de toute pensée et de toute littérature.

4Cependant l'emploi des mythes dans les écrits littéraires met les écrivains contemporains dans une position de chercheurs et d’expérimentateurs dans le domaine du passé culturel. Ils expérimentent les mythes en tant que textes littéraires et cherchent de nouvelles significations de leurs connotations symboliques afin d’évoquer, d’une manière originale, l’expérience littéraire primordiale réalisée dans les histoires mythiques.

1. L'état mythique ou l'état primordial du monde chez  Pavic

5Lorsque le mythe est incorporé dans la structure du roman ou du récit, il représente une sorte de méta-histoire, de méta-réalité. Même s’il n’est pas explicitement évoqué, comme cela est le cas dans le Dictionnaire Khazar, le mythe instaure des relations multiples avec l’histoire romanesque et ses protagonistes. Puisque le récit mythique est une histoire qui parle des origines2, sa présence dans un nouveau contexte littéraire évoquera l’aspect sacré de l’histoire originelle. Bien évidemment, il ne s’agit plus de la notion initiale du sacré mythique mais d’une évidence poétique qui divise la réalité de l’ouvrage entre l’action profane des protagonistes et celle du prototype originaire. Dans le roman de Pavic, il est possible d’observer le changement constant de perspective entre le plan de l’histoire romanesque et le plan surnaturel et imaginaire. Un tel procédé poétique permet une transformation permanente des personnages qui oscillent entre leur aspect terrestre et profane et leur double mythique et éternel.

6L’idée de la réalité mythique, qui est, selon Pavic, au fond de l’existence,  impose également l'emploi de deux types de logiques dans son ouvrage : la logique du rêve et la logique du dictionnaire.  Selon l'auteur, l’inconscient représente l’état naturel, l’état sauvage de la pensée humaine. Le rêve est déjà une réflexion structurée, un savoir ordonné et marqué par le vécu de l'homme. Cependant, les deux, l’inconscient et le rêve, constituent le vrai état du monde, l’état mythique.

7Selon une telle vision, qui souligne l’importance du savoir autochtone reconstruit dans le rêve, la pensée mythique se manifeste comme une méta-réalité que Pavic essaye d’évoquer et de reproduire dans son roman. Ce qu’il emprunte de l’héritage mythique, c’est la façon dont le mythe contemple, pense et crée la réalité. Ce n'est pas étonnant que la logique du rêve prime sur la logique du dictionnaire qui se manifeste plutôt comme une logique technique dont le rôle est de systématiser l'embarra d'informations et de versions du récit khazar. La logique du dictionnaire sert du guide au lecteur en lui permettant de réaliser sa propre version de la lecture et du voyage nocturne au pays de l'inconscient mythique.

8En simulant la création mythique, Pavic élabore à l'instar des mythes cosmogoniques  qui parlent de l’origine du monde3,  son propre mythe de l'Adam Kadmon. Il place au fond de son roman l’histoire d’Adam Kadmon, dieu fait de rêves dont le corps a été déchiqueté et dispersé aux quatre coins du monde. La mort de ce dieu est à l’origine de toute histoire postérieure que nous raconte l’auteur. Le rôle de ce mythe théogonique inventé est crucial: non seulement qu'il influence les actions  des protagonistes du Dictionnaire Khazar,  –  ils  partent tous à la  recherche du corps divin – mais, dans le sens symbolique, se mythe dévoile la structure mentale sur laquelle repose la vision primordiale de la condition humaine: les héros de Pavic partent à la recherche du savoir originel perdu.

9Une telle démarche poétique qui à la fois mythifie et assimile la réalité au rêve et à l’inconscient, risque de devenir difficilement compréhensible. C’est la raison pour laquelle l’idée de créer un dictionnaire qui pourrait systématiser la matière du roman (les rêves et l’inconscient) semble être une solution inventive et expérimentale à la fois. Car, la forme de dictionnaire instaure le deuxième type de logique, la logique méthodique, qui organise tout le savoir récupéré par les protagonistes du récit romanesque. Par une telle conception poétique, l'auteur exprime son idée que, au fond de l’existence, se trouve un état mythique qui est l’équivalent de l’état inconscient chez l’homme. La civilisation et la culture qui succèdent à cet état primordial se présentent comme modes d’organisation du savoir initial. L’énigme historique d’un peuple perdu sert de symbole pour illustrer à quel point nos connaissances peuvent nous tromper ou nous éloigner des vrais faits. Malgré de multiples recherches scientifiques, le parcours historique du peuple khazar reste voilé et mystérieux comme dans un rêve. On possède autant d’éléments que d’hypothèses.

10Dans ce sens, l’emploi de la logique du dictionnaire est plus que nécessaire : elle apporte la clé du sens. D’abord, elle organise de manière compréhensible les fragments du savoir perdu des protagonistes – fragments de rêves, d’alphabets oubliés ou déchiffrés, de parties d’objets disparus ou cassés –, elle compose l’histoire romanesque en la divisant en trois livres, en trois alphabets, en trois traductions, en trois visions: le livre rouge contenant les sources chrétiennes sur le parcours historique du peuple khazar, le livre jaune évoquant les témoignages hébraïques sur la disparition de l'empire khazar et le livre vert portant sur les écrits arabes et la controverse khazare. La logique du dictionnaire fait du roman un objet culturel du savoir, objet précieux pour la civilisation qui succède à l’état originel du monde. A travers l’idée de dictionnaire en tant qu’objet culturel, Pavic atteint le sens métaphysique de notre savoir et de notre existence : il est vrai qu’on ne sait pas grand chose ni sur les Khazars ni sur nous-mêmes mais, en même temps, la seule chose qui nous reste, c’est de rechercher sans cesse les fragments de l’histoire humaine afin de pouvoir reconstituer les traces de notre passage dans l’univers.

11Puisque dans les rêves et dans l’inconscient s’exprime la fascination devant l’existence, ils reflètent l’aspect magique de la réalité. Cette magie, qui se transmet entre les objets du monde concret et est ensuite reproduite dans les images du rêve permet, à l'écrivain de créer son univers fantastique, un univers où il n’y a pas de différence entre les morts et les vivants, entre les époques, entre le passé et l’avenir, entre la matière vivante et la matière morte. Tout bouge et tout se transforme dans le monde khazar.4  La métamorphose qui dévore tout – les objets du monde matériel ainsi que ceux de la conscience des protagonistes – est en fait l’état initial de l’existence, c’est la méta-réalité, la réalité mythique exprimée dans l’imaginaire.5 Que la princesse Ateh subisse tant de transformations, de la femme et nièce du kaghan khazar à la femme de ménage à l’hôtel « Kingston »6, souligne, dans le contexte poétique de Pavic, l’importance de l’image comprise comme élément décisif dans la structuration du savoir humain. La métamorphose en tant qu’état métaphysique du monde est provoquée par l'handicap humain qui lui interdit de s’approcher du monde autrement que par la visualisation et l’image. Cela, selon l’auteur, limite d’une manière importante la faculté de compréhension des êtres humains : le savoir change tout le temps, il se transforme d’image en image, comme dans un rêve afin de devenir une déviation du réel et un détournement de l'imaginaire.

12On peut donc dire que Pavic place la perception mythique à la base de toute visualisation.  Son dictionnaire n’est qu’un manuel, élaboré après coup, qui tente de systématiser les fragments d’une métaphore de l’existence humaine : l’histoire des Khazars.

13Le mythe autochtone d'Adam Kadmon se manifeste également  comme une figure mythique du dieu sacrifié :

«  Dans les rêves humains », dit l'écrivain, «  les Khazars voyaient des lettres à travers lesquelles ils recherchaient l'homme primordial, l'Adam Kadmon originel, qui était à la fois homme et femme. Ils croyaient qu'à chaque homme correspond une lettre de l'alphabet, que chacune de ces lettres représente une partie du corps de l'Adam Kadmon sur terre, et que les lettres se combinent dans les rêves des humains pour donner vie au corps de l'Adam7. »

14La reconstitution du corps du dieu déchiqueté non seulement  influence les comportements des principaux acteurs du roman, mais aussi se transforme en quête  du sens oublié. Car dans le langage mythique, reconstituer le dieu sacrifié, cela veut dire renouveler le monde, sauver l’univers.8 En appliquant une telle logique, propre à la conscience mythique, Pavic introduit dans son œuvre le dynamisme de la perception mythique. Tous ses protagonistes sont à la recherche du corps du dieu disparu, à la recherche de rêves dispersés. En naviguant dans les mers de l’inconscient, qui ne connaissent pas de limites temporelles, les héros de Pavic traversent les différentes époques, déchiffrent les divers alphabets, changent de nom, de sexe, de profession... Dans l’imaginaire, tout est possible et, en même temps, tout est dangereux. C’est la raison pour laquelle les recherches avancent lentement. Les investigateurs contemporains, les Dr Dorothéa Schultz, Mouaviya Abou Kabir et Souk, ne se sont pas éloignés du début des investigations initiales, celles de l’époque khazare. Avec leurs prédécesseurs khazars et les chercheurs médiévaux – la princesse Ateh, Avram Brankovitch, Efrosinia Loukarevitch, Halévi Yéhuda, Masudi Yousouf etc. – ils font tous partie de ce corps divin d’Adam Kadmon, de cette immense figure mythique conçue de l’inconscient collectif, qui s'agite, se transforme et évolue en permanence. En attendant la résurrection du dieu déchiqueté, le monde est condamné à rester dans l'état vulnérable, marqué par la nature fragile et trompeuse de l’image qui, en vain tente de reproduire la réalité.

15C’est la raison pour laquelle les protagonistes de Pavic sont obligés de muter, d’évoluer sans cesse. Ils existent comme des images dans les rêves d’autrui. Rappelons-nous du couple jumeau Cohen-Brankovitch9 qui vivait comme un double spirituel inséparable ou celui du Dr Mouaviya et de Sangari Isaac.10 Le Dr Dorothéa Schultz s’écrit des lettres à elle même, à son double spirituel évoqué dans sa conscience sous la forme d’une fille adolescente qui vit à Cracovie.11 Tout cela montre que les protagonistes de Pavic vivent au rythme des métamorphoses de cette grande figure mythique, l'Adam Kadmon12.

2. La démonologie mythique slave et l'élan poétique de Pavic

16La pensée mythique ou la pensée visuelle qui est, selon l’auteur du Dictionnaire Khazar, au fond de la perception humaine se transforme à un véritable crédo artistique nourri par la force des représentations collectives  slaves. Un tel point de vue initie également le choix des contenus mythiques employés dans la structure du roman. Dans le riche héritage folklorique slave, Pavic contourne les mythes et les contes concrets; il opte plutôt pour l'ensemble des croyances populaires slaves qui se dévoilent, sous l'optique de l'écrivain, comme une source inépuisable du vécu collectif. Les deux – les croyances populaires ainsi que le vécu collectif – sont à l'issu de l'élan originel de l'inconscient, ils sont en contact permanent, à travers la langue et la mémoire culturelle, avec les connaissances et les images primordiales.

17Les portraits des trois êtres maléfiques – Satan, Bélial et Iblis – qui maintiennent le monde des protagonistes du Dictionnaire Khazar, sont plutôt le fruit d'une imagination archaïque issue du folklore et des croyances populaires slaves. L'espace terrestre est divisé entre ces trois créatures qui transgressent facilement les frontières imposées par la religion. Prenons l'exemple de Nikon Sevast, l'être maléfique chrétien qui, avant était le diable juif et qui, pour pouvoir se rendre dans son royaume initial – l'enfer chrétien –, il  fut obligé de trouver quelqu'un pour le tuer13. Afin de le fixé d'avantage dans le contexte légendaire slave, Pavic dit pour Nikon Sévast qu'il « était richement vêtu et faisait de jolies peintures murales, car selon la légende il avait reçu ce don de l'Archange Gabriel. Ses fresques sont encore visibles sur les murs des églises de la gorge d'Ovtchar »14.

18A la différence de son homologue chrétien, le chéïtan Akchani Yabir Ibn était connu dans le monde musulman comme un grand musicien. Il jouait au luth et «  on a retrouvé un de ses doigté pour une mélodie, ce qui a permis de découvrir qu'il jouait avec plus de dix doigts »15. Selon les croyances populaires slaves, le diable possède plus que dix doigts ce qui, d'une manière symbolique, illustre son pouvoir d'action et son adresse exceptionnelle. Les démons juifs prennent l'allure de femmes dans l'univers khazar. Leur capacité de transformation est grande et c’est la raison pour laquelle on trouve l’image du diable d’abord dans le personnage d’Efrosinia Loukarevitch et ensuite dans l’apparence de Lidisya Sarouk, la fiancée de Samuel Cohen, et dans celle du Dr Dorothéa Schultz. La spécialité de ces êtres maléfiques est leur pouvoir de s’introduire dans les rêves des autres. Efrosinia, que la rumeur dit, était aussi la maîtresse de Dracula16, rejoignait son amant Cohen dans les rêves du double de celui-ci, le compte serbe Avram Brankovitch.

19Le monde étrange des forces démoniaques des trois religions accueille aussi deux créatures originaires de l’époque khazare qui, dans le contexte poétique de Pavic, symbolise l’état essentiel du monde. La princesse khazare Ateh et son amant Mokadasa Al Safer17 proviennent de l’ordre des chasseurs de rêves, un ordre rare et connu par son adresse dans ce métier. Les deux amants sont également considérés comme auteurs du dictionnaire initial khazar.

20Ce qui est particulièrement intéressant dans la conception poétique de Pavic, c'est notamment son idée – magistralement présente dans le roman le Docteur Faustus de Thomas Mann – de désigner l’art comme le domaine de l’activité permettant l'influence de l'énergie maléfique. Regardant de près, on s'aperçoit que le diable chrétien Nikon Sévast est peintre, le diable islamique Akshani, luthiste, tandis que les êtres diaboliques juifs sont les experts pour l'imaginaire, les rêves et l'inconscient, considérés comme les domaines de l'origine de l'élan créateur. L'auteur du Dictionnaire Khazar voit dans l’art un lieu de l’autonomie, celui où l’homme peut exercer librement tous ses talents. Mais un lieu aussi que le diable peut facilement investir pour influencer toute activité humaine.

21Dans le concept poétique de Pavic, l'imaginaire évoque les terres virtuelles où s'exercent aussi bien la créativité humaine que celle des forces maléfiques. C'est pour cela que la perception mythique et les anciennes croyances slaves  trouvent entièrement leur place dans la constitution du monde fantasmagorique des protagonistes khazars.

22Les superstitions issues de la tradition populaire colorient d'avantage son procédé litéraire: les poules, les chèvres, les loups, les chiens, tous ces animaux  chthoniens et lunaires de la mythologie slave peuplent l'espace des acteurs et influencent de manière active leurs actions. Les goules, les sorcières, les démons et les déesses, tous les descendants du même culte slave consacré à la mère-terre, arborent certains signes auxquels on reconnaît leur origine démoniaque. Ils sont soit boiteux comme le compte Avram Brankovitch soit ont deux pouces ou des pieds de chèvre comme le malin, Akshani ; vu l'importance de la princesse Ateh et son art exceptionnel de métamorphose,  on peut envisager qu'elle symbolise la déesse ancestrale qui occupe la place centrale dans l'héritage mythique slave. Cet être féminin qui est à l'origine du monde et de toutes les transformations portait aussi le signe de la lune qui, outre la métamorphose, dans la langue mythique, signifie également l’aspect nocturne de la vie. La spécialité de la princesse khazare, la chasse aux rêves, est une activité qui lui est tout à fait propre. D'ailleurs, la princesse khazare avait sept visages ce qui peut rappeler la polycéphalie des divinités slaves. A l'instar de leurs prédécesseurs matriarcaux, des déesses avec trois ou quatre têtes, les dieux slaves arboraient plusieurs têtes. La princesse Ateh avec ses sept visages différents et sa prédisposition aux rêves hérite ce caractère chthonien et lunaire qui caractérise des divinités païennes slaves.

23La figure de la femme, incarnée par la princesse khazare, prend l'allure mythique d'un être démoniaque et mystérieux qui donne naissance aux songes et à la transfiguration continuelle de l'aspect physique du monde concret. La femme et la sœur du grand Khagan ensorcelle la vie des personnages romanesques, elle se cache derrière toutes les apparitions concrètes de femmes : Ateh est à la fois Efrosinia, la femme-goule du compte Brankovitch, Kalina, Dorothéa, la mère du Dr Souk. En se métamorphosant, elle laisse derrière son apparence l'intrigue de la féminité originelle qui voile l'énigme de l'existence.

24L'épisode où Dr Souk achète le violoncelle – cet achat qui est finalement lié à sa propre mort – pour l'anniversaire d'une fille nommée Gelsomina Mohorovitchitch illustre bien l'idée de l'être démoniaque féminin qui organise et gouverne discrètement le monde. Pendant le dîner la fillette est assise à côté de Dr Souk et lui adresse des mots qu'il n'arrive pas à comprendre; elle lui dit, « posant son petit doigt brûlant sur sa main : Les actes de l’homme sont comme les mets, et les pensées et les sentiments en sont les assaisonnements. Celui qui sale les cerises, ou arrose de vinaigre un gâteau, aura des ennuis... » Gelsomina est bien sûr, un nouvel avatar de la princesse Ateh qui, cette fois à travers l'image d'une fillette, envoie le message énigmatique à son amant qui erre dans les songes du Dr Souk.

3. En guise de conclusion

25Pour conclure, on peut dire que Pavic reconnaît dans la pensée mythique, dans l’inconscient et dans les rêves, l'élan poétique originel et propre à l’homme. En s'appuyant sur le vécu culturel collectif  et le riche héritage folklorique, l'auteur du Dictionnaire Khazar crée sa vision du monde, son réalisme fantasmagorique. L'interaction entre son goût pour l'incertitude de l'inconscient et le caractère  ambigu de la mythologie slave se voit notamment sur le plan de la mythification de l'image poétique. Car le fantastique du roman de Pavic est fondé sur les peurs humaines devant les phénomènes de la vie et leurs reflets imaginaires préservés dans les archétypes et la mémoire culturelle collective.

4. Annexe

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Composition triangulaire du récit romanesque

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Composition triangulaire du temps

26Composition triangulaire du temps:

27-  Epoque khazare ou la mémoire mythique (KHAZARS, ATEH, KHAGHAN)

28- Epoque du XVI-XVIIe siècle ou la mémoire historique (BRANKOVITCH-KOHEN, MASUDI, HALÈVI)

29-  Epoque contemporaine ou la quête de la mémoire individuelle et collective (Dr SOUK, Dr MOUAVIYA, Dr SCHULTZ)

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Composition triangulaire de l’espace

30Composition triangulaire de l’espace:

31- Royaume terrestre (les protagonistes de toutes les époques)

32- Royaume du rêve et de l‘inconscient (Ateh, Mokadasa al Safer, Kohen, etc.)

33- Royaume des forces diaboliques partagé entre trois enfers (Satan, Bélial, Iblis)

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Conception triangulaire religieuse unie par l‘inconscient - le rêve et la pensée mythique

34Conception triangulaire religieuse unie par l‘inconscient - le rêve et la pensée mythique:

35- Le concept islamique (Al Bekri Spanyard)

36- Le concept chrétien (Cyrille et Méthode)  

37- Le concept hébraïque (Yéhuda Halevi)

38- Le rêve et la pensée mythique comme le vécu primordial (chasseurs des rêves, le  mythe d’Adam Kadmon, mythologie slave)

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La poétique du mythe slave

39La poétique du mythe slave:

40- Exprimée à travers les croyances populaires

41- Logique de l‘espace

42- Le temps de l‘inconscient

43- La mémoire collective

Bibliographie

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Notes

1 S. K. Langer, Op. cit., pp. 266 et 201 : « All thinking begins with seeing ; not necessarly through the eye, but with some basic formulations of sense perceptions, in the peculiar idiom of sight, hearing, or touch, normally of all the senses together. (...) The first product of intellectual seeing is literal knowledge, the abstracted conception of things, to which those things themselves stand in the relation of instances. (...) Language, in its literal capacity, is a stiff and conventional medium, unadapted to the expression of genuinely new ideas, which usually have to break in upon the mind through some great and bewildering metaphor. (...) The origin of myth is dynamic, but its purpose is philosophical. It is the primitive phase of metaphysical thought, the first embodiment of general ideas. »  S. K. Langer, Op. cit., pp. 266 et 201 : « Toute pensée commence avec le fait de voir ; pas uniquement avec l’œil, mais grâce à des formulations de base, des perceptions de sens, par le biais de la vue, de l’ouïe, du toucher, de tous les sens réunis. (...) Le premier produit de la vision intellectuelle est la connaissance littérale, la conception abstraite des choses pour lesquelles ces choses elles-mêmes se placent dans une relation d’instances. (...) La langue, dans sa capacité littérale, est un moyen raide et conventionnel, qui n’est pas adapté à l’expression d’idées vraiment nouvelles, qui doivent pénétrer l’esprit comme par effraction par le moyen d’une métaphore déconcertante. (...) L’origine du mythe est dynamique, mais son but est philosophique. C’est la phase primitive de la pensée métaphysique, la première incarnation des idées générales.»

2 M. Eliade, Aspects du mythe, Op. cit., p. 53 : « L’idée mythique de ‘’l’origine’’ est imbriquée dans le mystère de la ‘’création’’.  La preuve que le mythe cosmogonique n’est pas une simple variante de l’espèce constituée par le mythe d’origine, c’est que les cosmogonies, comme nous venons de le voir, servent de modèle à toutes sortes de ‘’création’’. »

3 W. F. Otto, Op. cit., pp. 30 et 32 : « Ainsi, par l’exemple, tous les mythes grecs théogoniques ne sont que des manifestations partielles du seul et unique grand mythe de la figure grecque du dieu - par rapport auquel toute critique est inepte. (...) Que la mort d’un dieu et sa glorification, voire sa résurrection constituent un savoir originel de l’humanité quant aux conditions que présuppose sa propre existence, un savoir mythique d’une telle puissance que non seulement les occupations les plus importantes mais encore toute l’attitude de l’homme dans la vie en reçoivent leur empreinte - voilà qui devrait aujourd’hui nous donner à penser à nous aussi. »

4 M. Pavic, Le Dictionnaire Khazar, Ibidem, p. 29. : « Un printemps, la princesse Ateh dit : Je me suis habituée à mes pensées comme à mes robes. Elles ont toujours le même tour de taille et je les vois partout, même dans les carrefours. (...) Pour la distraire, les serviteurs lui apportèrent deux miroirs. Ils n’étaient pas très différents des autres miroirs khazars. Tous deux étaient faits de sel poli, seulement l’un était rapide et l’autre lent. Ce que le miroir rapide prenait au futur en reflétant le monde, le miroir lent le rendait en payant la dette du premier, car il retardait par rapport au présent autant que le premier avançait. »

5 M. Pavic, Ibidem,p. 27 : « Par expression ‘’visage khazar’’ on entend le don, commun à tous les Khazars, y compris la princesse Ateh, de se réveiller chaque matin métamorphosé, avec un visage nouveau et inconnu, ce qui gênait pour se reconnaître même entre proche. »

6  M. Pavic, Ibidem, p. 27, 105, 157 et  254.

7 M. Pavic, Ibidem, pp. 169-170.

8  J. Frazer, Le rameau d’or, Op. cit., Tome III, pp. 321-355.

9 M. Pavic, Ibidem, pp. 52 et 159.

10  M. Pavic, Ibidem, pp.143 et 205.

11  M. Pavic, Ibidem, pp. 208-228.

12 M. Pavic, Op. cit., p. 238 : « Tous les temps futurs et passés, tous les bras de l’éternité sont déjà là, déchiquetés en petites bouchées et partagés entre les hommes et leurs rêves. Le corps immense de l’homme primordial, Adam, remue et respire dans le rêve. Ici l’humanité croque son temps d’un seul coup de dent, et n’attend pas le lendemain. Le temps n’existe donc pas ici. Il approche et lèche ce monde, venant de quelque part dans l’au-delà... »

13 M. Pavic, Op. cit., p. 73 : « Une légende rapporte que le diable vivait sous ce nom dans la gorge d’Ovtchar, au bord de la Morava, dans les Balkans. Il était particulièrement gentil et appelait chacun par son propre nom : Sévast. (...) Il affirmait que dans une vie antérieure il avait été un démon de l’enfer juif, servant Bélial et Geburah et ensevelissant les golems dans les greniers des synagogues. Par un automne où les oiseaux lâchaient des crottes empoisonnées qui brûlaient feuilles et herbes, il engagea un homme de main afin qu’il le tue. C’était la seule façon pour lui de passer de l’enfer juif dans l’enfer chrétien, et de pouvoir servir Satan dans cette nouvelle vie. »

14 M. Pavic, Ibidem, pp.73 et 74.

15 M. Pavic, Ibidem, p. 99.

16 M. Pavic, Ibidem, p. 197 : « Elle avait deux pouces à chaque main et portait toujours des gants, même pendant les repas. (...) Aux autres accusations elle ne répondait même pas. On racontait aussi que, jeune fille, elle avait été un goule, qu’elle était devenue sorcière après son mariage, et qu’après sa mort elle resterait vampire pendant trois ans. (...) On admet que sa mort a été contée dans un chant populaire, en vers longs et tristes, notés en 1721 à Kotor dans une traduction italienne, sous le titre la jeune latine et le voïvode valaque Dracula. »

17 M. Pavic, Ibidem, pp. 142 et 199 : « Mokadasa Al safer fut l’un des meilleurs chasseurs de rêves parmi les Khazars. On pense qu’il avait pu reconstituer un cheveu de l’Adam Ruhani dans son dictionnaire des rêves.(...) Selon la légende, il aurait élaboré la partie masculine de l’encyclopédie khazar, alors que la partie féminine serait l’oeuvre de la princesse Ateh. (…) La princesse khazare Ateh était la maîtresse d’Al Safer, et on raconte qu’il lui lavait la poitrine avec sa barbe trompée dans du vin.»

Pour citer ce document

Par Sanja Boskovic, «La fonction poétique de l'héritage mythique slave dans le roman de Milorad Pavic Le Dictionnaire Khazar», Revue du Centre Européen d'Etudes Slaves [En ligne], Littérature et mémoire, La revue, Numéro 5, mis à jour le : 19/11/2021, URL : https://etudesslaves.edel.univ-poitiers.fr:443/etudesslaves/index.php?id=1083.

Quelques mots à propos de :  Sanja Boskovic

Sanja Boskovic est maître de conférences en langue et civilisation à l’université de Poitiers, spécialiste du serbo-croate et membre du laboratoire MIMMOC EA3812. Elle travaille sur l’identité et la mémoire culturelle des Slaves du Sud. Elle est coordinatrice du projet de la création du Centre Européen d’Etudes Slaves (CEES). Dernières publications : Kosovski kulturološki mit, [Le mythe culturel de Kosovo], monographie, Ed. Glasnik, Belgrade, 2014, 488. p. ; Sanja Boskovic (2013). "Les survivanc ...