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L’Autos, le Bios et la Graphie dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar
Autour d’un genre « défraîchi et bien galvaudé »
Par Radana Lukajic
Publication en ligne le 01 septembre 2015
Résumé
Lavirint svijeta Margerit Jursenar na savršen način ilustruje sve promjene koje je pretrpjela autobiografija kao zaseban žanr, od njenih početaka, odnosno od određenin kanona koja je inaugurisao Ruso sa svojim Ispovijestima. Naime, odbacujući svaku vrste egotističke koncepcije pisanja o sebi, pri kojoj istorija identitetske geneze autorske instance predstavlja osnovni narativni postupak, pisanje o sebi zasnovano je kod Jursenarove na premisi koja se može učiniti paradoksalnom, budući da je riječ o tekstu koji u manjoj ili većoj mjeri jeste smješten u okvire autobiografskog pisma: spoznaja sosptvenog identiteta ne počiva na retrospektivnoj rekonstrukciji proživljenog životnog iskustva, iako nas isti i te kako determiniše kao indivuduu. Naprotiv, to spisateljsko „je“ – koje ipak nedvosmisleno upućuju na autorku, Margerit Jursenar – nadaje se kao prazna morfema, neispunjena bilo kakvom konsistentošću ili, još bolje, suštinom. „Promjenjiv i neizvjestan“, kako ga Juresenarova često definiše, lični identitet može se još jedino naći u „zajedničkim imeniteljima“ koji nas više ili manje svih determinišu, a koji polaze od suštinskih odrednica fenomena ljudske sudbine, koja neumitno određuje osnovne smjernice naših života, pa čak i prije našeg rođenja. Autorka pokušava da iznađe te „zajedničke imenitelje“ prije svega u odnosu na svoje pretke, a zatim i u odnosu na neka bića koja su odigrala vrlo važnu ulogu u njenom sazrijevanju, kako intelektualnom tako i afektivnom. Ukratko, memorijalistička trilogija o kojoj je riječ predstavlja jedan hibridni žanr, koga smo nazvali, u nedostatku boljeg termina, „heterobiografijom“. Ma kako artificijelan se činio, ovaj termin ipak jasno ukazuje na osnovne smjernice osobene identiteske potrage kakvu nam nudi Margerit Jursenar u Lavirintu svijeta.
Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar nous offre un modèle particulièrement illustratif de toutes les mutations qu’a subies le genre autobiographique depuis le modèle rousseauiste considéré comme canonique. En effet, en s’inscrivant en faux contre toute écriture égotique où l’histoire de la genèse identitaire de l’instance auctoriale envahirait la totalité de la narration, l’écriture de soi de Yourcenar part d’une prémisse quelque peu paradoxale vu il s’agit d’un texte peu ou prou autobiographique : l’individu n’est pas saisissable dans son parcours biographique qui le détermine pourtant d’une manière incontestable. Au contraire, ce « je » d’écriture – lequel renvoie cependant sans ambiguïté aucune à l’auteure Marguerite Yourcenar – n’est qu’un morphème creux, vide de sa véritable consistance ou d’une essence quelconque. « Fluctuante et incertaine », comme Yourcenar se plaisait à la définir, l’identité personnelle n’est à chercher que dans les «communs dénominateurs» qui nous déterminent tous, c’est-à-dire dans le commun de la condition humaine qui définit le gros de notre existence même bien longtemps avant notre naissance. Ces « communs déterminateurs », l’écrivaine cherche tout d’abord à les retrouver dans la vie de ses ancêtres maternels et paternels aussi bien que dans celles de certains êtres qui ont beaucoup influencé la maturation, autant intellectuelle qu’affective, de l’écrivaine. Bref, nous avons affaire à un genre hybride, difficilement classable dans une catégorie générique quelconque, et qu’on a baptisé, faute de terme plus approprié, d’ »hétérobiographique ». Le terme, quelque artificiel qu’il puisse paraître, est néanmoins fort éclairant quant aux principales lignes de l’investigation identitaire telle que nous propose l’écriture yourcenarienne.
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Table des matières
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L’Autos, le Bios et la Graphie dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar (version PDF) (application/pdf – 395k)
Texte intégral
Introduction
1Après une carrière d’écrivaine s’étalant sur près d’un demi-siècle et couvrant une production littéraire polymorphe, vient le moment pour Yourcenar « d’additionner des sommes, de tirer des lignes »1. En un certain sens, Le Labyrinthe du monde se donne comme un désir de totalisation non seulement d’une vie, mais aussi d’une œuvre littéraire dont les composantes ont balisé tout un trajet vital et lui ont assurément assigné une certaine valeur. Certes, le désir de faire une sorte de bilan ne devrait pas étonner chez une écrivaine presque septuagénaire puisque, comme la phénoménologie de l’écriture de soi nous apprend, l’âge avancé apporte à l’être un besoin de se re-axer vers le passé dans un but incontestablement sotériologique : l’horizon des expériences futures se rétrécit inexorablement pour se muer en un instant présent, lui aussi déjà perçu comme un passé immédiat alors que l’écriture, avec ses lois propres, devient un défi aux menaces de la mort, l’instauration d’un espace autre où les mesures du temps phénoménologique ne sont plus de mise. Mais si problématisation de l’écriture de soi il y a dans cette œuvre « autobiographique » hors pair, elle ne ressort certainement pas de ce repli sur le passé pour y trouver l’essence de l’être, mais de la manière originale de répondre aux apories identitaires et temporelles. D’autre part, ce qui peut paraître paradoxal, c’est que l’écriture de soi, quelque insolite et évasive qu’elle se veuille, est abordée par une auteure qui s’est presque toute sa vie évertuée à récuser la notion d’identité personnelle et, par ce biais, toute tentative scripturaire peu ou prou égotique.
2L’herméneutique originale de Yourcenar quant à la question immémoriale « Qui suis-je ? » ayant été amplement traitée par les critiques, c’est sous le risque de ressasser des arguments pro et contra pour définir cette écriture protéiforme que nous nous voyons obligée de répondre au besoin de « classer l’inclassable ». L’enjeu étant épineux, nous tâcherons cependant de ne pas tomber dans le piège d’une classification plus ou moins astreignante, toute définition n’étant « définie » que sous bénéfice d’inventaire, notamment quand il s’agit d’une auteure qui refusait catégoriquement tout étiquetage éventuel appliqué à ses œuvres.
3Le refus du culte égotique et les réticences envers le genre autobiographique « défraîchi et bien galvaudé »2 ont été toujours ouvertement, sinon ostensiblement affichés par Yourcenar et représentent, pour le lecteur averti, un sine qua non pour la bonne réception de la totalité de son œuvre. Il s’agit là sans aucun doute d’une attitude qui risquerait de s’inscrire en faux contre l’insistant et l’infatigable questionnement sur les apories identitaires de la part de l’auteure et autour duquel se constitue une certaine axiologie du Moi, que cette instance soit tout simplement problématisée ou entièrement récusée à tour de rôle au cours de divers écrits antérieurs ayant sillonné des champs génériques multiples. Bien évidemment, les choix idéologiques de Yourcenar, qui sont à l’époque de la rédaction du premier volume déjà vigoureusement affirmés, informent en profondeur cette écriture ultime. L’impact indéniable de la philosophie bouddhique sur les conceptions temporelles et identitaires de l’auteure devient, selon les indications biographiques, de plus en plus intense durant les années soixante-dix, sa période la plus « immobile ». La notion d’identité empruntée à la philosophie orientale – celle-là perçue comme une entité artificielle, un amalgame plus ou moins fortuit d’ « éléments de base » – ne saurait ne pas invalider dès l’entrée de jeu tous les protocoles de l’écriture autobiographique qui, par définition, suppose comme donnée préalable une tentative de repliement sur son for intérieur. Certes, dans le vaste domaine de l’écriture du moi, cette instance peut être recherchée dans une zone transpersonnelle qui remonte à la source de toute vérité dans un sens ontologique et dont le prototype serait l’écriture valéryenne, ou au contraire, l’investigation identitaire s’évertue à reconstituer le parcours vital selon le principe de sincérité impliquant un mimétisme « confidentiel » à l’instar du modèle rousseauiste, celui-ci canonique. Nous n’avons cité que ces deux exemples extrêmes entre lesquels on pourrait répertorier tous ces cas intermédiaires dont l’analyse exigerait une place considérable, ce que l’économie de notre travail ne nous permet pas. Une remarque cependant s’impose : en effet, dans cet espace très varié de l’écriture intime, il existe une distinction majeure. Il s’agit en effet d’une distinction essentielle et la plus répandue, en apparence la plus facile à établir, celle qui distribue les écrits intimes dans deux catégories majeures: d’un côté, les mémoires et, de l’autre, l’autobiographie. Selon la définition proposée par Jacques Lecarme, la principale différence tient du fait que les mémoires sont « centrifuges » alors que l’autobiographie et plutôt « centripète ». En d’autres termes, alors que l’autobiographie est mue par le désir de saisir dans le sujet vivant la totalité de l’expérience individuelle, autant privée que publique, les mémoires fonctionnent sur le principe de fragmentation, ou de sectorisation de l’individu. Dans ce sens, les écrits mémorialistes donnent une image incomplète du « je » écrivant qui prélève sur la somme des expériences vécues susceptibles d’offrir une image plus ou moins complète des contingences réelles – historiques, politiques, culturelles – dont le mémorialiste est le témoin. Ainsi le « je » scripturaire fonctionne-t-il sur « l’illusion de l’exemplarité »3 : une définition qui, appliquée au Labyrinthe du monde, se donne comme lourde d’implications et dont nous tâcherons de préciser le sens dans les pages qui suivent.
4Un autre critère décisif de l’application, pour peu qu’elle soit acceptable, du terme « mémoires » sur une œuvre est le degré de l’attention que le mémorialiste porte au discours de l’Histoire : en tant que témoin de sa génération – ou des générations plurielles – le mémorialiste est obligé, pour pouvoir prétendre au statut d’exemplum, de réfléchir sur les événements historiques contemporains, c’est-à-dire de consigner par ses écrits la face miroitante et superficielle de l’Histoire dont il résume en soi-même les conflits et les caractéristiques principaux. En ce qui concerne Le Labyrinthe du monde, le discours de l’Histoire occupe indéniablement une place considérable, ce qui représente une stratégie narrative en cohésion totale avec la plupart des écrits antérieurs de l’auteure où la réflexion sur le Temps constitue, à côté de l’investigation identitaire, une des lignes de force de sa métaphysique et de ses credo idéologiques ou littéraires. Cependant, notons que le discours de l’Histoire y est très souvent, mais pas exclusivement, élaboré par le truchement du régime biographique, prépondérant dans cette écriture que Yourcenar, faute d’autre terme, qualifie de « mémorialiste ». Le point de départ – Remous, la pierre rejetée qui se transformera de toute évidence en pièce angulaire d’une bonne partie de l’édifice littéraire yourcenarien4 – prouve que la compulsation de documents familiaux avait en l’occurrence pour but un « roman historique » ayant pour protagonistes « toutes les générations de [s]a famille »5. Effectivement, dans les trois volumes du Labyrinthe du monde, la part consacrée aux « souvenirs personnels » est négligeable : le souci premier de l’auteure est, comme elle se plaît elle-même à le préciser, de « donner une pensée à ces millions d’êtres qui vont se multipliant de génération en génération […], à l’immense foule anonyme dont nous avons été bâtis depuis qu’a paru sur la terre ce qui s’est appelé l’homme »6.
5En effet, Yourcenar cherche à éviter l’écueil de l’écriture égotiste en situant systématiquement sa propre personne dans les marges du texte, voire en l’expulsant de la trame diégétique. L’enjeu principal consiste dans la radicalisation du particulier à tel point qu’il verse, presque sans terme médian, dans l’universel : en structurant des micro-récits ayant pour protagonistes des êtres qui assument le rôle des exempla, l’instance narrative assume majoritairement le rôle purement testimonial. Mais témoigner des autres, c’est avant tout se chercher dans les autres et par les autres si bien que tout le triptyque pourrait être qualifié comme une « hétérobiographie » ou la biographie du genre humain rédigée par le truchement de « cette matière fluide et inconsistante qu’est l’histoire des familles »7. Par ailleurs, en ce qui concerne le critère de l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage requis par le protocole de l’écriture autobiographique, il est formellement respecté dans le trois volumes de la trilogie. Mais même si ce pacte référentiel est ici bien rempli, à savoir que l’Autos renvoie sans ambiguïté aucune à la fois à l’auteur, au narrateur et au personnage, le Bios consigné par l’acte scripturaire, ou mieux, les Bioi, ne concernent qu’indirectement la genèse personnelle de l’Autos en question. En effet, dans sa trilogie mémorialiste, Yourcenar tient à rester fidèle à sa morale anti-narcissique tout en partant d’une épistémologie à la fois unitaire et unificatrice à l’instar de celle inaugurée par les Cahiers valériens où « [l]e Moi doit jouer le rôle du zéro, dans une écriture du Tout »8. Autrement dit, elle se situe aux antipodes de l’écriture égographique pour ne pas démentir sa métaphysique centrée avant tout sur la recherche du particulier dans l’universel et vice versa qui fondent invariablement dans le Grand Tout où s’abolissent toutes les différences.
6Après avoir relevé les principaux axes de cette écriture polymorphe, nous nous pencherons dans un premier temps sur la notion particulière de l’identité personnelle qui postule une distinction substantielle entre le « je » et le « moi ». Certes, il s’agit là d’une prise de position qui informe en profondeur cette investigation identitaire située au rebours de toute tentative égographique et qui contribue largement à dilater les frontières, déjà fort fluctuantes, du champ de l’écriture autobiographique.
1. Le clivage identitaire
7« L’être que j’appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles, et naissait d’un Français appartenant à une vieille famille du Nord, et d’une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liége, puis s’étaient fixés dans le Hainaut »9. L’incipit de Souvenirs pieux formule en quelque sorte un pacte d’écriture bien yourcenarien où sont problématisées d’entrée de jeu la notion de l’identité personnelle aussi bien que l’équivalence des trois instances narratives requise par le pacte d’écriture autobiographique conventionnelle. Ce qui en ressort, c’est la volonté d’une distanciation nette entre la narratrice et le personnage : entre le « je » narrant et « elle », le personnage, il y a une scission manifeste, assumée sur le niveau syntaxique, sémantique aussi bien qu’ontologique. On a remarqué ailleurs que cette ouverture conventionnelle n’aurait pu être employée que pour mettre l’accent, avec une ironie patente, sur l’inanité de ce cliché autobiographique, puisque les faits ainsi consignés « ne signifient rien par eux-mêmes » (ibid.). Cependant, si le refus initial d’impliquer une relation d’identité entre la narratrice et le personnage est incontestable, on ne saurait ne pas attirer l’attention sur le fait que chaque acte d’écriture prédispose à une fracture de l’instance écrivant avec son être tel qu’il est dans son habitus quotidien en opérant une sorte de détachement par rapport à l’environnement immédiat. Bref, l’écriture donne accès à une autre dimension de l’être : devant le papier blanc, muni de sa plume, le scripteur devient un autre, l’observateur et l’observé, l’un et le multiple, alors que le champ de ses expériences véritables devient l’objet d’une extension infinie. La souvenance d’un côté et le travail de l’imaginaire de l’autre convergent dans l’effort majeur de « transcrire l’infini en termes de fini, l’éternel sous les formes du temporel, et de dire la liberté dans les termes de nécessité »10. Aucun doute que le point de départ conventionnel choisi par Yourcenar s’avère être fortement propice pour mettre en cause les multiples ressorts de toute écriture, et particulièrement de l’écriture autobiographique : tout d’abord, elle rend problématique le statut du langage en dénonçant explicitement l’insignifiance intrinsèque de l’énoncé ; ensuite, la crédibilité du document et la confiance aux capacités mnémoniques sont, elles aussi, amplement problématisées. Cependant, « ces bribes de faits crus » demeurent « entre cet enfant et moi la seule passerelle viable », « la seule bouée qui nous soutient tous deux sur la mer du temps »11.
8De toute évidence, la reprise de cet incipit stéréotypé de l’écriture autobiographique – le moment de la naissance – recèle le besoin d’y récuser un non-sens patent que le protocole conventionnel nous impose comme nécessaire par sa vertu de représenter le moment axial par excellence du discours : la naissance peut-elle être remémorée telle quelle, puisque chaque autobiographe s’y heurte à un paradoxe majeur qui est l’impossibilité de narrer les deux moments cruciaux de chaque existence que sont naissance et mort, les deux moments demeurant inexorablement indicibles puisque situés hors de la saisie mnémonique ? À la différence de deux procédés les plus utilisés dans les autobiographies traditionnelles pour escamoter cette difficulté majeure – évoquer sommairement l’événement ou le dramatiser excessivement12 – Yourcenar se focalise sur l’accouchement même qui, grâce à son caractère d’événement le plus commun, permet qu’on se situe aussitôt sur le plan des universaliae. Ainsi sa propre naissance est-elle traitée comme un événement parmi tant d’autres dans la chaîne procréative du genre humain ou du monde animal. On pourrait certainement parler ici d’un besoin de revaloriser la notion de la naissance perçue comme quelque chose de strictement personnel et irréversible. Déjà la sienne propre est décrite comme une naissance quelconque, ne pouvant intéresser qu’un cercle restreint des plus proches. Mais si revalorisation il y a, elle repose surtout sur le fait que la naissance est considérée non seulement comme une naissance parmi d’autres dans une perspective diachronique, mais aussi une des naissances plurielles d’une même entité qui se veut individu, quelque énigmatique que soit sa nature, dans les cycles karmiques ininterrompus. Bien évidemment, l’influence de la philosophie bouddhique y est incontestable, et l’exergue même de Souvenirs pieux, emprunté à Koan Zen, l’illustre sans équivoque : « Quel était votre visage avant que votre père et votre mère se fussent rencontrés ? » Ainsi, non seulement la naissance, dûment consignée par les coordonnées d’une époque précise et d’un espace bien délimité, n’a-t-elle plus une signifiance en soi, mais en outre, loin d’être un point de départ, elle doit être interprétée comme l’aboutissement d’un « inextricable enchevêtrement d’incidents et de circonstances qui plus ou moins nous déterminent tous »13. Un peu plus loin, l’auteure évoque, sur le mode hypothétique, ses naissances antérieures plausibles : « Peut-être a-t-elle déjà expérimenté des sorties et des entrées analogues, situées dans une autre part du temps ; de confuses bribes de souvenirs, abolis chez l’adulte, ni plus moins que ceux de la gestation et de la naissance, flottent peut-être sous ce petit crâne encore mal saturé »14.
9D’autre part, notons qu’en dehors de la distanciation exacerbée dès les premières pages de Souvenirs pieux par rapport « à l’être que j’appelle moi », la narratrice affiche le même ton froid et impartial envers ses géniteurs directs. La distanciation sémantique d’abord – ainsi son père et sa mère méritent tout au plus des initiaux fort dépersonnalisants : « M. de C. » et « Mme de C. ». En effet, dès l’incipit de l’œuvre, l’usage récurrent des déterminants indéfinis apparaît comme l’indice de la futilité de toutes les indications référentielles : en dehors de la date – « un certain lundi 8 juin 1903 » –, les liens de parenté non seulement ne figurent nulle part, mais en outre, le père et la mère sont désignés tout simplement comme « un Français » et « une Belge ». L’effet ainsi provoqué nous invite dès l’entrée de jeu à reconnaître l’énorme impact du hasard dans tout ce qui nous détermine en apparence, puisque ces prétendus points de départs, en dernière instance, « ne signifient rien ». En effet, l’introït de l’œuvre se donne comme un désir de dénoncer l’inconsistance à la fois langagière, mnémonique et documentaire, vu que toutes ces allégations sont enfin incapables de répondre non seulement à la question « qui suis-je », mais encore « d’où je viens ». Si déjà l’existence individuelle compte si peu, alors pourquoi insister autant sur la naissance ?
10Bref, la naissance racontée ne saurait constituer le moment axial du discours, mais plutôt son point nodal, un épicentre autour duquel vont se dessiner, tels des cercles concentriques, les courbes d’une investigation identitaire. La naissance se révèle être en effet la naissance d’un « je » d’écriture, d’un Verbe qui seul pourra restituer les données de départ déjà fort aléatoires. L’énergie créatrice de la parole proférée confère au scripteur le statut du démiurge, et par ce biais, celui du géniteur de ses propres parents aussi bien que de ses ancêtres plus ou moins éloignés. « J’écris », cette profération décisive, sauvera « l’immense foule dont nous sommes faits » de l’anonymat, de la mort, si bien que la Graphie apparaît enfin comme un grand geste de reviviscence : « Évidemment, et même à la très petite distance, on ne peut plus retrouver tous ces noms. Ils sont irrémédiablement perdus, sauf en nous. Mais on peut tâcher d’aller aussi loin dans ce monde, ou plutôt dans ces mondes, dont, comme le dit la formule consacrée, ‘on descend’ »15. Ainsi, la question viscérale, « qui suis-je », est transformée en « qui sommes-nous ». Nous aurons à faire avec une écriture quasi amnésique quant aux souvenirs proprement dits personnels où le vide mémoriel est colmaté grâce à un processus d’osmose avec les personnages récréés, alors que le recours à la technique « médiumnique » aura droit de cité, tout comme dans nombre des fictions antérieures de Yourcenar. De même, les récurrentes techniques de régie, ou de montage romanesque, seront indispensables pour rendre la fluidité à la sèche information du document ainsi que pour suppléer les lacunes de la mémoire vacillante. Le « je » de la narratrice, apparaissant dès l’incipit de l’œuvre comme un morphème creux, va tenter de se procurer une consistance à travers les parcours vitaux des personnages recréés pour fondre enfin dans un « nous » indifférencié. La tension ainsi créée entre un « je » s’enfonçant dans l’incognito et entre un « nous » générique renvoie, en dernière analyse, à une tentative de découverte d’un « moi » ontologique, substantiellement transhistorique et transpersonnel. Puisque, comme l’assigne Gusdorf dans son bel essai : «[e]ntre le Je, pur sujet grammatical ou inconnu algébrique, et le Moi ontologique et substantiel de plein exercice, figure humaine de l’absolu, la distance immense est celle qui sépare le néant et l’infini du sens »16.
2. L’imagination ou le « réel possible » ?
11La mémoire n’est pas une collection de documents déposés en bon ordre au fond d’on ne sait quel nous-mêmes ; elle vit et change ; elle rapproche les bouts de bois mort pour en faire de nouveau de la flamme. Dans un livre fait de souvenirs, il fallait que ce truisme fût énoncé quelque part. Il l’est ici17.
12C’est notre tour d’énoncer en ce lieu un truisme similaire : la reconstruction des vies multiples, principe générateur de cette autobiographie quasiment amnésique, repose sur une imbrication savante de données réelles et de fiction. Dans la même mesure où l’auteure a « inventé » certains personnages historiques, notamment l’imposante figure impériale du IIe siècle de notre ère, les personnages recréés dans son triptyque mémorialiste subissent le même processus de transformation fictive dont le but est toujours d’assurer un degré maximal d’authenticité. Rappelons cependant qu’il s’agit, ici comme ailleurs, d’un processus de fictionnalisation reposant sur une verve à proprement parler empathique, ou sympathique, puisque, à en croire Yourcenar, imagination est sympathie sont deux termes interchangeables18: tout en mettant accent sur la valeur humaine du vécu, le travail imaginaire permet une revivification du révolu, basée sur les données universellement possibles. En effet, la fiction à laquelle nous avons affaire, tout en opérant avec les données biographiques, les pousse du côté du collectif et de l’universel, pour les cantonner dans certains moments de la diégèse dans l’archétypal, ou le mythique. D’une part, comme le prouve bien le traitement du matériel d’archives proprement dit, l’auteure veut s’assurer une sorte de légitimité historienne sur la base d’un possibilisme historique – puisque tout peut être vrai dans les interstices de l’Histoire – si bien que la reconstruction des personnages de la trilogie ne saurait être qu’une re-création libre échafaudée sur une reconstruction conjecturale. En effet, ce que les vies retracées furent réellement compte beaucoup moins que ce qu’elles sont censées signifier : de là à prétendre que les résidus multiples des existences antérieures se réduisent à de simples traces dont la fonction première est de « signifier sans faire apparaître ». Le rôle du romancier est justement de reconstituer le vécu à partir des traces sauvegardées, mais c’est l’imagination seule qui, tout en obéissant au critère d’authenticité, saurait « rendre la fluidité à la vie vécue »:
Dans Souvenirs pieux ou dans Archives du Nord, j’ai compté, là aussi, sur mon imagination pour évoquer, par exemple, le retour de l’église villageoise de ma grand-mère Mathilde, et le bonheur qu’elle éprouve à marcher dans l’herbe par ce matin d’été, ou encore les dernières réflexions de mon grand-père Michel-Charles. Mais mon projet m’obligeait à ce que tous les détails, même s’ils faisaient l’objet d’une sorte de montage romanesque, fussent authentiques.19.
13Certes, il ne s’agit nullement ici d’une fictionnalisation fantaisiste des vies passées : au contraire, l’imagination de Yourcenar repose sur toute une série de contraintes qui la canalisent. Comme ailleurs, cette imagination s’assure une crédibilité par le truchement de la culture, de la tradition et du discours historique mais toujours dans le but de valoriser l’aspect universel, soit atemporel, des références utilisées. Dans la mesure où certaines valeurs humaines ont été relevées et reconnues comme telles, leurs consécration va s’opérer dans la dimension des universaliae en tant que matrice contenant les variétés multiples de « l’humaine condition ». Les données objectives utilisées circonscrivent une zone référentielle du récit où le travail imaginaire fait office d’une anima vitale qui seule peut faire revivre les personnes disparues. Les faits réels, tout en s’imposant comme des « bouées » balisant une trajectoire nullement linéaire de cette investigation scripturaire, se dotent du rôle de stimulants qui déclenchent l’imagination, perçue en l’occurrence comme une « possibilité du réel ». De même, à la semblance des fictions historiques de l’auteure, les lacunes du dispositif documentaire seront en particulier propices pour donner le plein essor à l’activité fictionnelle. Il s’agit en effet d’un investissement délibéré du passé, assumé cette fois dans le présent même de la narration : de nombreux « je croyais », « j’aime à croire », « il semble bien », « on espère », « on peut se représenter » etc. ponctuent la diégèse de la trilogie, sans compter des énoncés affirmant sans ambages qu’il s’agit « d’une invention pure et simple ». N’oublions cependant pas que, dans la pratique scripturaire de Yourcenar, il n’y a presque aucune solution de continuité entre le réel et le fictionnel, de sorte que l’auteure prétend n’avoir jamais eu le sentiment d’écrire « de la fiction », les règles de son art lui imposant que tout ce qu’elle écrit soit à tel point incorporé à son propre champ d’expériences pour ne différer guère de ses propres souvenirs20. Comme l’on a bien remarqué ailleurs, nous avons affaire ici à « une mémoire nourrie d’imagination, une imagination qui est toujours déjà mémoire »21. On dirait même que toute la trilogie est construite sur base d’un certain procédé de « remplissage » de trous, ou de blancs qui non seulement ne minent pas le dessein biographique, mais apparaissent comme des zones d’une haute porosité assurant le passage du flux vital qui transforme la sécheresse du factuel en une réalité vivante :
La vie passée est une feuille sèche, craquelée, sans sève ni chlorophylle, criblée de trous, éraillée de déchirures, qui, mise à contre-jour, offre tout au plus le réseau squelettique de ses nervures minces et cassantes. Il faut certains efforts pour lui rendre son aspect charnu et vert de feuille fraîche, pour restituer aux événements ou aux incidents cette plénitude qui comble ceux qui les vivent et les garde d’imaginer autre chose22.
14L’enjeu principal de ce travail de l’imaginaire, c’est de présenter ces vies a priori conjecturales comme déjà actualisées : c’est parce que, selon la conception substantiellement antihistorique de l’auteure, il ne saurait être de distinction entre « l’espace d’expérience », perçu comme la somme des expériences individuelles, et «l’horizon d’attente »23, par définition relatif au futur. C’est ainsi que nombre des personnages du Labyrinthe du monde apparaissent comme les incarnations de certains archétypes universaux alors que leurs expériences vitales sont très souvent délestées du vernis de l’anecdotique pour être muées en des expériences universelles. Pour mettre en relief l’idée qui lui est chère qu’un même destin se répète partout et toujours, l’auteure recourt à la technique de la création de certains personnages-types dont le destin individuel reverse infailliblement sur l’universel, la seule dimension susceptible de conférer un sens quelconque à leur vie. Cette technique est largement exploitée tout au long de la trilogie, même lorsqu’il s’agit des personnages complexes, comme c’est le cas de Michel, père de l’auteur, ou de Jeanne, l’idéal féminin tel que le conçoit la narratrice. Le besoin de transcender les vies de ces individus ayant déteint, d’une façon ou de l’autre, sur la genèse personnelle de la narratrice, illustre parfaitement sa thèse que « la structure humaine ne change guère », la même qui lui a permis de reconstruire – et d’inventer dans la mesure où inventer signifie sympathiser – la grande figure impériale de Mémoires.
15La démarche auctoriale d’autocitation nous permet également de saisir à quel degré Le Labyrinthe du monde apparaît comme le témoignage d’une manière onirique dont le vécu réel se transforme en littérature. En effet, le tissu discursif du Labyrinthe du monde nous offre une lecture en palimpseste de toute une série d’ouvrages antérieurs. En un certain sens, la trilogie mémorialiste se présente comme la clé interprétative d’un bon nombre des œuvres antérieures en nous permettant ainsi de mesurer toute l’étendue des « variations imaginatives » qui opèrent sur la « matière première » mnémonique. De même, le processus d’identification avec les avatars ultimes de certains personnages nous prouve que l’Autos de la narratrice ne saurait être cherché que dans les autres et par les autres. Aussi nous est-il permis d’y deviner ses propres fantasmes, refoulements ou revendications obsessionnelles, voire obsidionales, aussi bien que d’y appréhender une certaine échelle de valeurs éthiques et esthétiques. Et c’est grâce à cette axiologie yourcenarienne inscrite dans toute l’économie de la trilogie que s’opère un choc en retour du Bios sur l’Autos du scripteur.
16D’un autre côté, notons que le dynamisme fictionnel de l’œuvre repose également sur la tension créée par le rapport d’absence-présence entre les personnages et la narratrice. Ce rapport particulier conduit en effet à abolir la notion conventionnelle d’existence « réelle » et crée une zone d’existence virtuelle, susceptible d’abolir les frontières usuelles entre vie et mort, ou plutôt entre existence et non existence : par ses techniques de régie, par son savant jeu de cache-cache et par ses interventions métadiscursives récurrentes, la narratrice se veut autant absente et présente, réelle et virtuelle que les personnages évoqués. Certes, il y a chez l’auteure un désir manifeste de discréditer les distinctions usuelles entre le fait réel et le fait non réel. Ainsi un effort visible de circonscrire une zone de virtualité absolue, ou d’un « tout est possible » relevant du vaste champ de l’expérience humaine universelle, constitue-t-il une des stratégies majeures de cette écriture mémorialiste. En effet, cette abolition de frontière entre le réel et le non réel, entre l’actuel et le non actuel, entre la présence et l’absence, entre le passé et le présent, et enfin, entre le factuel et le fictif finit par instaurer un espace tant littéraire que vital où les personnages « historiques » et « fictifs » cohabitent – la scène de la rencontre d’Octave et de Zénon dans la plage de Heyst en est sans aucun doute un des exemples les plus illustratifs :
Le seul lien entre ces deux hommes, l’invisible, qui n’est pas encore, mais traîne avec lui ses vêtements et ses accessoires du XVe siècle, et le dandy de 1880, qui dans trois ans sera fantôme, est le fait qu’une petite fille [Fernande] à laquelle Octave aime à raconter des histoires porte suspendue en soi, infiniment virtuelle, une partie de ce que je serai un jour24.
17En effet, l’autocitation, a fortiori l’insertion au sein du régime biographique des personnages sortis de l’imaginaire de l’écrivaine, met toute la lumière sur cette conception d’un espace-temps littéraire, un espace homogène où tout le corpus littéraire de l’auteure se présente comme un continuum sans segmentation aucune, ni thématique ni formelle. À ce titre, le terme « aboutissement » utilisé par l’auteure elle-même pour qualifier la rédaction de la trilogie mémorialiste s’avère parfaitement heureux : en renchérissant quelque peu sur ce vocable, nous dirons que, par la nature intrinsèque de la fiction yourcenarienne qui ne vise nullement à gauchir le réel, mais à l’approfondir, à en explorer les potentialités tout en créant un espace littéraire totalisant, cette trilogie mériterait bien le qualificatif d’une « omnilogie » de l’œuvre de Marguerite Yourcenar, à la fois une somme et un summum de son art. Si les données historiques, testimoniales et fictives sont mises sur le même plan narratif, c’est que la seule chose qui compte c’est d’essayer de mimer toute la plénitude de la réalité humaine saisie dans son flux vital :
Nos expériences se mélangent et s’authentifient les unes par les autres. Toute sympathie et toute compréhension accordées aux êtres, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui, qu’ils naissent de notre esprit, qu’ils nous accompagnent ou coupent notre chemin dans la vie, multiplient nos chances de contact avec la réalité25.
3. L’hétérobiographie comme une dimension anthropologique de l’œuvre
18Comme nous l’avons déjà observé à plusieurs reprises, l’espace de l’investigation identitaire dans Labyrinthe du monde se déploie autour d’une lacune majeure : l’histoire de la genèse identitaire de l’Autos scripteur selon un régime rétrospectif. Le « je » de la narratrice est quasiment un lieu vide, inhabité, ne s’assurant une consistance qu’à travers la reconstitution de la vie des autres. Nonobstant l’originalité incontestable de l’approche yourcenarienne en ce qui concerne la problématique de l’écriture de soi, notons que la phénoménologie de l’écriture intime postule comme nécessaire la distanciation du « je » narrant et du « je » narré, un écart qui devient le foyer d’une existence tout autre. Si l’expérience de dédoublement identitaire est le propre de toute entreprise autobiographique, elle de plus en plus sciemment assumée dans l’autobiographie contemporaine, majoritairement orchestrée sur une écriture interstitielle et lacunaire. En ce sens, l’originalité de Yourcenar ne ressort pas autant de cette récusation de postuler une identité entre Marguerite, le personnage, et l’auteur Marguerite Yourcenar, mais plutôt de son déni catégorique de toute notion de l’individualité humaine conçue comme une entité autonome et pourvue d’une consistance psychologique distincte. En substituant l’hétéro à l’auto, l’écrivaine s’oriente dans le sens d’une dépossession identitaire, voire d’une dépersonnalisation, une aspiration insinuée déjà dans ses premières productions, poétiques celles-ci, comme dans son poème juvénile Les Charités d’Alcippe qui, comme le commente l’auteure elle-même dans sa glose tardive, traduit « une volonté de dépersonnalisation »26. Sur le niveau discursif de la trilogie mémorialiste, cette tendance de destitution du « je » narrant de sa position épicentrale autour de laquelle se déploierait l’espace diégétique se traduit par un usage récurrent, dans ses interventions discursives, de « nous » et « on »27 génériques, comme dans le passage suivant où les métalepses discursives visent indubitablement à situer lecteur et narrateur sur le même niveau narratif par le biais d’un « nous » en tant que lieu de « jonction entre le je et le non-je », selon la définition canonique de Benveniste :
Mais nous allons trop vite : nous dégringolons malgré nous la pente qui nous ramène au présent. Contemplons plutôt ce monde que nous n’encombrons pas […]. Recréons en nous cet océan vert […] Regardons les arbres à feuilles caduques […] Baignons dans ce silence presque vierge […]28.
19Une accumulation semblable des impératifs à la première personne du pluriel cherche à impliquer le lecteur virtuel dans l’histoire qui est en train de s’écrire mais aussi dans l’Histoire qui en émerge et crée ainsi un espace « d’ouverture historique »29. Ce procédé est de toute évidence censé sensibiliser le lecteur à un élargissement de perspectives quant à la vie planétaire, mais aussi le responsabiliser dans la mesure du possible à l’égard d’un avenir humain qui, selon la vision a priori pessimiste de l’auteure, s’annonce de plus en plus sombre30. S’y révèle indubitablement une dimension didactique, voire anthropologique du Labyrinthe du monde qui vise à conférer au lecteur potentiel le rôle d’un homo humanus en cohésion totale avec l’axiologie de l’auteure. Sans aucun doute, l’enjeu principal d’une stratégie pareille est de transcender les particularismes de tous bords en transformant ainsi la question fondamentale « qui suis-je » en celle « qu’est-ce l’homme ». Toujours dans le même but, l’auteure procède à un escamotage délibéré de démarcation formelle entre le style indirect libre et la voix narrative, ce qui n’est pas sans provoquer une confusion du point de vue de la focalisation, débouchant sur une cacophonie savante de voix multiples. Dans l’écriture yourcenarienne, tout se joue en effet dans cette délégation de voix, dans cette « intuition divinatrice » où s’effectue une compréhension de la vie par la vie. Ce qui l’intéresse dans l’homme, c’est le spécimen humain, et par là, la condition humaine. C’est ainsi que Yourcenar valorise chaque vie humaine et, à l’instar de la célèbre formule montanienne selon laquelle « chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition », elle affirme « qu’il n’y a pas d’homme quelconque » puisque « chacun traverse au cours de la vie une série d’épreuves initiatiques »31.
20Autrement dit, chaque vie humaine compte en tant qu’une parcelle du Tout où se perpétue l’universelle aventure humaine à travers les gestes d’une mimique infiniment répétitive. Paradoxalement ou pas, par les questions posées, par ses interdits et ses réticences, par sa dimension hétérobiographique, cette autobiographie « amnésique » rejoint, après avoir décrit une large circonférence sans centre réel, la définition de l’autobiographie telle que la propose Miraux selon laquelle elle est « le lieu où s’articulent la question esthétique de l’écriture, la question phénoménologique de l’existence, la question ontologique du moi »32.
213 Lecarme, Jacques, Lecarme-Tabone, Éliane. L’autobiographie, Paris, Armand Colin, 1999, p. 50.
Bibliographie
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Valéry, Paul. Cahiers. T. 1 et 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, 1491 p.
Notes
1 Yourcenar, Marguerite. Les yeux ouverts, Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Centurion, 1980, p. 217.
2 Ibid., pp. 228-229.
4 Comme Yourcenar elle-même tient à l’indiquer dans la « Chronologie » des Œuvres romanesques, « cet immense roman irréalisable et irréalisé […] a été en quelque sorte inconsciemment continué dans les deux premiers volumes du Labyrinthe du monde » en soulignant un peu plus loin que « [t]oute une partie de l’œuvre de l’écrivain, au cours de plus d’un demi-siècle, allait donc, par une série de mutations imprévues, sortir de ces débordantes rêveries d’entre la dix-neuvième et la vingt-troisième année » (« Chronologie », Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1982, pp. XV-XVI).
5 Yourcenar, Marguerite, op. cit., p. 213.
6 Ibid., p. 217.
7 Yourcenar, Marguerite. Le Labyrinthe du monde : Souvenirs pieux (T. 1), in Essais et Mémoires, Paris, Gallimard, 1991, p. 947.
8 Valéry, Paul. Cahiers, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, t. II, p. 296 (cité par Gusdorf, Georges. Auto-bio-graphie. Lignes de vie 2, Paris, Éd. Odile Jacob, 1991, p. 172).
9 Yourcenar, Marguerite, op. cit., p. 707.
10 Gusdorf, Georges, op. cit., p. 206.
11 Yourcenar, Marguerite, op. cit., p. 708.
12 Cf. Didier, Béatrice, « Le récit de naissance dans l’autobiographie : Souvenirs pieux », in Marguerite Yourcenar. Biographie, autobiographie, Actes du Coll. Int. de València, 29-31 oct. 1986, ELENA REAL (éd.). València : Universitat de València, Servicio Publicaciones, 1988, p. 143.
13 Yourcenar, Marguerite, op.cit., p. 708.
14 Ibid. p. 723. Rajoutons que dans un bel essai, intitulé Sur quelques lignes de Bède le Vénérable, rédigé en 1976, Yourcenar brode sur le même sujet : « La vie des hommes sur la terre, ô roi, comparée aux vastes espaces de temps dont nous ne savons rien, me paraît ressembler au vol d’un passereau entrant par une embrasure de la grande salle d’un beau feu […] Et l’oiseau traverse rapidement la grande salle et sort du côté opposé, et après ce bref répit, venu de l’hiver, il rentre dans l’hiver et se perd à tes yeux. Ainsi de l’éphémère vie des hommes, dont nous ne savons ni ce que le précède, ni ce qui le suivra… » (Yourcenar, Marguerite. Essais et Mémoires, op. cit., pp. 276-277).
15 Yourcenar, Marguerite. Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, op. cit., p. 217.
16 Gusdorf, Georges, op. cit., p. 197.
17 Yourcenar, Marguerite. Le Labyrinthe du monde : Quoi ? L’Éternité (T.3) in Essais et Mémoires, op. cit., p. 1384)
18 Yourcenar, Marguerite. Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, op. cit., p. 215.
19 Ibid., p. 214 (souligné par l’auteure). À propos, notons que dans une lettre de 1970, Marguerite Yourcenar tient à souligner : « Assurément, l’imagination et la sympathie (ou l’antipathie) jouent et doivent jouer partout leurs rôles, mais en matière d’histoire et de critique un rôle contrôlé, soumis non seulement à la nécessité de faire vrai, qui s’impose aussi au romancier, mais sous une forme un peu différente, mais de ne rien avancer qui ne soit authentique ou prouvable » (Yourcenar, Marguerite. Lettres à ses amis et quelques autres, Présentation et notes de M. Sarde et J. Brami, E. Dezon-Jones, Paris, Gallimard, « Folio », 1995 (1997), p. 463 ; lettre à Simon Sautier, 1970 ; souligné par l’auteure. Une note éditoriale nous renseigne que les trois «mais » figurent dans l’original).
20 Ibid., pp. 326-327.
21 Harris, Nadia. “Le Labyrinthe du monde: roman historico-didactique”, in Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Actes du Coll. tenu à l’Université d’Anvers du 15 au 18 mai 1990. Simone et Maurice DELACROIX (éd.), Tours, SIEY, 1995, p. 236.
22 Yourcenar, Marguerite. Souvenirs pieux, op. cit., p. 790.
23 Dans Temps et Récit III, Paul Ricoeur se réfère aux travaux de Reinhart Koselleck qui avait introduit la polarité entre les deux catégories, se substituant par leurs vertus sémantiques, à des termes usuels pour la distinction tripartite de la temporalité. Selon sa propre glose, en ce qui concerne la notion de « l’espace d’expérience », il s’agit d’un acquis devenu habitus, étant donné qu’il ressort des expériences personnelles aussi bien que celles collectives, transmises au fil des générations. D’autre part, le terme « espace » évoque des possibilités de parcours selon de multiples itinéraires et de rassemblements et stratifications qui « font échapper le passé ainsi accumulé à la simple chronologie ». Quant à l’autre terme, « l’horizon d’attente », il inclut, selon l’auteur, toute une gamme de sentiments différents en tant que « manifestations privées ou communes visant le futur » ; de même, comme l’expérience, l’attente relative au futur s’inscrit dans le présent, si bien qu’elle devient un « futur-rendu-présent » (Ricoeur, Paul. Temps et Récit III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, pp. 375-376). Notons que cette réévaluation de la terminologie temporelle s’avérera fort pertinente quant à la conception de la temporalité yourcenarienne qui appuie, tout comme le fait implicitement la taxinomie de Koselleck, sur la continuité temporelle où la notion du temps se voit substituée par celle de la durée, la problématique que nous traiterons avec plus de minutie dans la séquence suivante de ce chapitre.
24 Yourcenar, Marguerite, op. cit., p. 880.
25 Yourcenar, Marguerite. Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galay, op. cit., p.241.
26 Ibid., p. 166 (souligné par l’auteure).
27 Selon Hélène Jaccomard, le nous et le on sont dotés de valeurs sémantiques distinctes selon lesquelles « le nous se réfère à un groupe humain assez large » alors que « le on recouvre une mosaïque impersonnelle de pensées répandues mais d’origine indéterminée ». En outre, Hélène Jaccomard attire une attention particulière sur le rôle du narrataire, tel que le définit Genette, en alléguant que « la profonde unité du triptyque provient de cette coïncidence idéologique du ‘bon’ narrateur, du lecteur implicite et de la narratrice » (Jaccomard, Hélène. Lecteur et lecture dans l’autobiographie française contemporaine. Violette Leduc, Françoise d’Eaubonne, Serge Doubrovsky, Marguerite Yourcenar, Genève, Droz, 1993, pp. 410-427).
28 Yourcenar, Marguerite. Le Labyrinthe du monde : Archives du Nord (T.2) in Essais et Mémoires, op. cit., pp. 956-957.
29 Selon S. A. Park, « l’emploi de la première personne du singulier ou du pluriel dans le texte historique signifie la transformation de l’histoire, c’est-à-dire une évolution de l’histoire fermée en histoire ouverte » (Park, S.A., « Écriture romanesque et écriture historique », Bulletin de la SIEY, n° 19, p. 147).
30 Le passage suivant éclaire parfaitement le pessimisme de Yourcenar face aux atrocités humaines et au prétendu progrès technologique qui n’a fait qu’augmenter les déprédations multiples de l’homme : « Michel ne prévoyait pas l’embouteillage des rues, les routes annuellement jonchées d’autant de blessés et de morts que par les effets d’une guerre civile, les gaz lâchés par les moteurs polluant les poumons, délitant la pierre et tuant les arbres, l’asservissement du monde aux puissances du pétrole, l’Océan souillé par les forages et les mortelles marées noires… » (Yourcenar, Marguerite. Quoi ? L’Éternité, op. cit., pp. 1202-1203).
31 Yourcenar, Marguerite. Archives du Nord, op. cit., p. 1040.
32 . Miraux, Jean-Philippe. L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Paris, Nathan, 1996, p. 124.