La ou les oppositions aspectuelles dans le système verbal en serbe?

Par Dragana Lukajic
Publication en ligne le 18 février 2015

Résumé

Kada je riječ o opoziciji 'svršenost / nesvršenost' vezanu za slavenske glagole, ona se najčešće određuje kao morfološki kodirana vidska opozicija. Cilj ovog članka je dvostruk: najprije ćemo nastojati da utvrdimo valjanost ove definicije u srpskom, kao slavenskom jeziku. U tom smislu, biće nam potrebno da izdvojimo, u glagolskom sistemu ovog jezika, tri jezičke pojave: glagolsku leksemu, vidski par i vidsku opoziciju 'svršenost / nesvršenost' kao opštu opoziciju glagolskog sistema srpskog jezika. Na osnovu ove podijele, u početnoj definiciji će se razlučiti slijedeći pojmovi: morfološki kod, morfološki kodirana vidska opozicija i, na koncu, sama vidska opozicija. Zatim, s obzirom na dvoznačan karakter ove potonje u glagolskom sistemu srpskog jezika, pokušaćemo da odgovorimo na slijedeća pitanja: da li je vidska opozicija 'svršenost / nesvršenost' u prvom redu morfološka opozicija, formalno izražena putem vidskog para? Ili je ona, pak, prevashodno semantičke prirode, u osnovi oslobođena pojma vidskog para? Da bismo odgovorili na ova pitanja, biće nam potrebno da uzmemo u obzir rezultate dijahronijskih istraživanja.

Lorsqu’on traite de l’opposition ‘perfectif / imperfectif’ du verbe slave, elle est le plus souvent définie en termes d’opposition aspectuelle morphologiquement encodée. L'objectif de cet article est double: dans un premier temps, nous visons à tester la validité de cette définition dans le cas du serbe en tant que langue slave. A cette fin, il nous sera d'emblée nécessaire d'isoler, dans le système verbal en serbe,  trois réalités linguistiques: le lexème verbal, la paire aspectuelle et, enfin, l’opposition ‘perfectif / imperfectif’ qui surplombe le système verbal serbe. De là vont se dégager, dans la définition de départ, les notions suivantes : l’encodage morphologique seul, l’opposition morphologiquement encodée et l’opposition aspectuelle. Ensuite, au vu du caractère bivalent de cette dernière dans le système verbal serbe, nous essayerons de répondre aux questions suivantes : doit on entendre l’opposition ‘perfectif / imperfectif’ en premier lieu comme l’opposition morphologique, se manifestant à travers la paire aspectuelle ? Ou, par contre, l’opposition aspectuelle est-elle avant tout une opposition sémantique, affranchie, à un niveau plus basique, de la notion de paire aspectuelle ? Pour répondre à ces questions, on devra avoir recours aux résultats des recherches diachroniques.

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Texte intégral

Introduction

1Parmi les choses qui marquent l’évolution de l’aspectologie, en tant que pan important de la linguistique contemporaine, celle qui mérite d’être relevée consiste dans le suivant: la catégorie de l’aspect verbal, pendant longtemps considérée comme spécificité des langues slaves, est promue au rang d’universaux linguistiques. Par le fait même,  les recherches sur l’aspect verbal ont cessé d’être le privilège exclusif des slavisants : les notions telles qu’opposition aspectuelle, perfectif, imperfectif, auparavant liées aux langues slaves, recouvrent leur droit de cité dans les autres langues. Toutefois, que ce soit par accoutumance à cette ancienne « figure de proue » de l’aspect verbal ou en raison de ses spécificités incontestables, le verbe slave constitue, pour les aspectologues, un passage obligé.

2En effet, lorsqu’on observe les différentes descriptions, plus ou moins exhaustives, du système verbal des langues slaves, on peut constater qu’elles convergent toutes vers la définition suivante : l’opposition ‘perfectif / imperfectif’ constitue une opposition aspectuelle morphologiquement encodée1. Cependant, en examinant de plus près le système verbal du serbe, en tant que langue slave,  nous avons constaté que cette définition,toute répandue qu’elle soit, n’est pas sans être imprécise et nous appelle de la ré analyser.

3Pourtant, nous précisons d’entrée de jeu que notre objectif n’est pas de nier le rôle de la morphologie dans l’expression des valeurs aspectuelles des verbes serbes : nous visons à établir dans quelle mesure et sous quelles conditions on peut traiter de l’encodage morphologique des aspects perfectif et imperfectif dans cette langue. Pour le faire, nous allons tout d’abord examiner la validité de cette définition au niveau des lexèmes verbaux. Ensuite, nous observons le rôle de la morphologie à l’intérieur de la paire aspectuelle, constituée de deux termes de l’aspect opposé. Puis, en adoptant un point de vue plus général sur le système verbal en serbe, intrinsèquement bipartite, nous allons examiner le rapport entre les oppositions aspectuelles et l’encodage morphologique. Cela nous permettra d’établir deux axes aspectuels, perpendiculaires l’un à l’autre, dans ce système : axe sémantique et axe morphologique. Nous allons également préciser la nature du rapport qui relie ces deux plans aspectuels, en faisant appel aux résultats des recherches diachroniques. Enfin, nous allons présenter les résultats de cette analyse pour montrer primo, que la définition de départ n’est que partiellement exacte, s’appliquant à une seule strate de l’opposition ‘perfectif / imperfectif’, secondo, que l’opposition sémantique se superpose à l’opposition morphologique.

1. L’encodage morphologique de l’aspect : le lexème verbal

4Dans cette section, nous nous proposons de présenter les spécificités morphologiques des verbes serbes, dans le but d’établir la portée de la morphologie dans l’assignation des valeurs aspectuelles. Pour le faire, nous allons adopter la perspective d’un apprenant de la langue serbe : la question qu’on se posera, sans aucun doute, est de savoir comment distinguer entre un verbe perfectif et un verbe imperfectif. En se fiant à la définition couramment admise qui appuie sur l’encodage morphologique, on devra avoir recours aux affixes aspectuels : les préfixes pour le perfectif et les suffixes pour l’imperfectif. Comme les préfixes verbaux en serbe constituent une classe fermée qui s’épuise en vingt préfixes de près, leur reconnaissance ne devrait poser problème. La préfixes verbaux en serbe sont les suivants:

Préfixe verbal

Préposition homonyme / sémantisme

do-

do (jusqu’à)

za-

iza (derrière)

iz-

iz (de : provenance)

mimo-

mimo (à côté)

na-

na (sur)

nad-

nad (au-dessus)

o-

/ (autour)

ob-

/ (autour)

od-

od (de : ablatif)

po-

po (sur, à, au-dessus : contact)

pod-

pod (a) (sous)

pre-

preko (à travers)

pred-

pred (a) (devant)

pri-

pri (à côté)

pro-

/ (à travers, par)

raz-

/ (désagrégation)

s(a)-

s(a) (avec)

su-

/ (co-)

u-

u (dans)

uz-

uz (contact direct)

Figure 1 : Préfixes verbaux en serbe 2

5Comme cela est visible dans le tableau proposé ci-dessus, pour la plupart des préfixes il existe des prépositions homonymes avec lesquelles ils partagent, à part la forme, leur signification de base.

6Une fois cette liste acquise, il est facile d’identifier comme perfectifs les verbes comme le sont, par exemple, izletiti ‘voler de’, pobiti ‘tuer l’un après l’autre’, prepisati ‘copier’, contenant tous un morphème aspectuel, i. e. un préfixe.

7A côté des préfixes, apportant aux verbes le sémantisme de différentes modalités d’action (résultatif, inchoatif, itératif etc.), il existe également en serbe le suffixe perfectif –nu– placé entre la racine verbale et la désinence –ti, conférant aux verbes le sémantisme du semelfactif. Il s’agit des verbes comme le sont : kih-nu-ti ‘éternuer’, dig-nu-ti ‘lever’, udah-nu-ti  ‘inspirer’ et autres.

8Quant aux suffixes de l’imperfectif, il s’agit, dans la plupart des cas, des suffixes  –a–, –ija– ou, ce qui est le plus souvent le cas, le suffixe –va–,  intercalés entre la racine verbale et la désinence –ti (ce qui est le plus souvent le cas) ou –ći. Pour illustrer ce procédé dérivationnel, nous prenons comme exemple les verbes comme le sont izlet-a-ti ‘voler de’, pobi-ja-ti ‘écraser ; contester’, prepisi-va-ti ‘copier’les dérivés imperfectifs des verbes préfixés présentés ci-dessus.

9Jusque-là, le rôle de la morphologie dans l’expression de l’aspectualité ne peut être contesté, alors que la mise en question de la définition de départ risque de paraître non fondée.

10Toutefois, si l’on revient aux verbes imperfectifs, on constatera qu’ils appartiennent tous au paterne dérivationnel nommé seconde imperfectivation ou, encore,  second temps de la dérivation. Il s’agit donc des verbes dits les imperfectifs seconds. Ce fait pris en considération, la question qui se pose est de savoir quels seraient alors les « imperfectifs premiers » ? Il s’agit bel et bien des verbes imperfectifs simples, tels que letiti ‘voler’, biti ‘battre’, pisati ‘écrire’ etc., servant de verbes de base pour le premier temps de la dérivation, i.e. pour la formation des verbes perfectifs préfixés.

11Dans le cas des imperfectifs simples décrivant un de déplacement déterminé (les verbes qui décrivent un déplacement unidirectionnel), ils servent de base, parallèlement à la formation des perfectifs préfixés, aux verbes décrivant un déplacement indéterminé  (un déplacement répétitif, habituel, sans direction déterminée), dérivés avec le suffixe de l’imperfectif. Tel est le cas du verbe de déplacement déterminé letiti ‘voler (déterminé)’ servant de base pour la formation du verbe letati ‘voler(indéterminé).

12 Et ce n’est pas tout : à part les verbes imperfectifs, il existe, dans la langue serbe, les verbes perfectifs simples, comme le sont les verbes baciti ‘jeter’,  dati ‘donner’ dići ‘lever’ leći ‘se coucher’ pasti ‘tomber’ pustiti ‘lâcher’etc.

13En introduisant dans notre tableau les verbes imperfectifs et perfectifs simples, nous arrivons à la première des difficultés rencontrée lors de l’acquisition du système verbal serbe : la question inévitable qu’on se posera est de savoir comment deviner – car c’est bien le mot –, la valeur aspectuelle des verbes dépourvus de morphème aspectuel. Une fois cette difficulté admise, on peut constater qu’au niveau du lexème verbal seul, la définition capitalisant sur l’encodage morphologique de l’aspect n’épuise pasla description de tous les verbes serbes.

14Toutefois, cette difficulté surgissant au niveau du lexème verbal seul peut être aplanie lorsqu’on aborde le système verbal serbe en tant que système binaire, où les verbes se présentent sous formes de paires aspectuelles (couples aspectuels). Dans la section suivante, nous allons circonscrire cette réalité linguistique afin d’établir si et dans quelle mesure elle correspond à la définition introduite ci-dessus.

2. L’encodage morphologique et la paire aspectuelle (couple aspectuel)

15La paire aspectuelle renvoie au rapport établi entre deux verbes sémantiquement proches,  remplissant deux conditions : i) l’un des termes est dérivé de l’autre, ii) chaque terme de la paire assigne l’aspect différent. Nous avons donc affaire à une réalité linguistique de nature dyadique et qui assume bel et bien les termes d’opposition aspectuelle d’une part et d’encodage morphologique, de l’autre. Pour le montrer, nous proposons le tableau ci-dessous :

IMPERFECTIF

PERFECTIF

pisati ‘écrire’

pre-pisati ‘copier’

da-va-ti ‘donner’

dati ‘donner’

pre-pisi-va-ti ‘copier’

pre-pisati ‘copier’

Figure 2 : Les paires aspectuelles en serbe

16Donc, comme le montre clairement ce tableau, à l’intérieur de la paire aspectuelle, les oppositions aspectuelles sont répétées au niveau de la forme.

17Cependant, hormis cette évidence, un regard plus attentif de ces exemples n’est guère nécessaire pour constater que le verbe prepisati ‘copier (PF)’ forme deux types de paire aspectuelle. La question qui s’ensuit est de savoir quelle serait alors sa « vraie » paire aspectuelle. Et, corollairement, à quel niveau situer la paire aspectuelle, entre un verbe simple et un verbe dérivé (pisati ‘écrire’ / prepisati ‘copier’) ou, par contre, entre les verbes dérivés seulement (prepisati ‘copier (PF) / prepisivati ‘copier (IMP)’)?

18Une des réponses proposées par des slavisants met en avant le concept de préfixe vide. En effet, un préfixe vide serait un préfixe asémantisé, entrant dans la structure du verbe dérivé comme un morphème grammatical. C’est-à-dire, sa fonction seule serait d’assigner la valeur perfective au verbe de base, sans changer en rien son sémantisme.  Les verbes ainsi formés sont considérés comme perfectifs purs, à l’opposé des modalités d’action, où le préfixe est sémantiquement chargé est modifie, plus ou moins, la signification des verbes de base. Selon cette conception, il n’y a que les perfectifs purs, contenant un morphème grammatical, qui sont censés constituer la « vraie » paire aspectuelle. Le critère souvent utilisé pour identifier un perfectif pur est l'inexistance, en face de lui, de l'imperfectif second.

19Pour montrer ce que c’est une « vraie » paire, nous reprenons les exemples souvent cités dans la littérature pour illustrer ce type d’opposition, proposés ci-dessous :

201) pisati ‘écrire’ (IMP) / na-pisati ‘écrire dessus ; créer quelque chose par le processus d’écriture’ (PF)

212) čitati 'lire' (IMP) / pročitati 'lire jusqu'au bout' (PF)

22Toutefois, faisons remarquer que le concept de préfixe vide a soulevé et soulève toujours beaucoup de discussions parmi les slavisants. A ce propos, nous allons citer Veyrenc3 qui, au sujet des préfixes verbaux, s’exprime de manière suivante :

 En réalité ni le préverbe po- ni aucun autre ne fonctionnent ni généralement ni exclusivement avec une fonction strictement grammaticale, comparable à celle qui revient au suffixe imperfectivant. (…) Il n’y a pas ici grammaticalisation du préverbe en tant que morphème, mais accommodation lexicale dans le cadre étendu de la composition. 

23Dans ce sens, il distingue entre ce qu’il nomme couples de connexion (pisati ‘écrire (IMP)’ / napisati ‘écrire dessus ; créer quelque chose par le processus d’écriture’ (PF)’), où les verbes sont appariés à base de leur proximité sémantique, d’une part, et couples de corrélation (prepisati ‘copier (PF)’ /  prepisivati ‘copier (IMP)’), formés à partir d’un verbe perfectif préfixé et un imperfectif second, de l’autre.

24Dans cette optique, seuls les couples de connexion sont à même de former une paire aspectuelle. Cela s’explique par le fait que le verbe imperfectif dérivé contient un morphème grammatical proprement dit – suffixe de l’imperfectif –, qui, à part d’assigner au verbe de base la valeur du processuel, ne change en rien son sémantisme.

25Du point de vue qui nous intéresse ici, on peut constater que, dans deux types de couples aspectuels, il y a correspondance totale entre l’encodage morphologique d’une part et l’opposition aspectuelle de l’autre. Dans la section suivante,  nous examinons de plus près ce phénomène aspectuel, en mettant en avant la notion d’opposition aspectuelle.

3. L’encodage morphologique et l’opposition aspectuelle ‘perfectif / imperfectif’

26Afin de cerner de plus près la notion d’opposition aspectuelle, nous faisons référence au  linguiste serbe Belić4 qui, en traitant du système verbal serbe, attire l’attention sur l’uniformité seulement apparente de chacune des catégories aspectuelles. En effet, il fait remarquer deux choses :

27- chaque catégorie aspectuelle renferme des verbes hétérogènes, du point de vue de sens et de forme ;

28- dans ce système intrinsèquement bipolaire, chaque catégorie aspectuelle regroupe les verbes selon les traits sémantiques généraux.

29Pour ce qui est du caractère hétérogène de ce système, nous l’avons déjà montré à travers différentes réalisations morphologiques des verbes perfectifs et imperfectifs.

30En ce qui concerne le second point, la bipartition générale du système verbal serbe nous permet de constater la chose suivante : chaque verbe, pris en dehors de sa paire aspectuelle, entretient une relation d’opposition avec tout autre appartenant à l’autre pôle aspectuel de ce système. Nous le montrons à travers un verbe imperfectif, notamment le verbe pisati ‘écrire’:

Image1

Figure 3 : Le système verbal serbe : opposition aspectuelle ‘imperfectif / perfectif’

31De prime abord, cette démonstration risque de paraître un truisme,  car elle ne fait que pointer vers une caractéristique bien connue du système verbal slave : chaque verbe est soit perfectif soit imperfectif. Cependant, en ayant en vue la définition examinée dans cet article, la figure présentée ci-dessus nous permet de constater que l’opposition aspectuelle entre le verbe imperfectif pisati ‘écrire’ et les verbes perfectifs se manifeste au niveau de la forme dans le cas de tous les verbes, sauf du verbe dati ‘donner’. Autrement dit, il s’agit bel et bien de l’opposition aspectuelle, sans qu’elle soit pourtant morphologiquement encodée.

32Au vu du fait que, d’une part, l’opposition ‘perfectif / imperfectif’ surplombe le système verbal en serbe tout entier et, de l’autre, que cette même opposition peut être alignée, de manière systématique, sous forme de paires aspectuelles, on peut constater que l’opposition aspectuelle se présente, dans le système verbal de cette langue, selon deux axes :

33- axe vertical (sémantique), se passant, dans certains cas, de l’encodage morphologique ;

34- axe horizontal (morphologique), réalisé à travers les paires aspectuelles.

35Ces deux plans d’opposition aspectuelle sont présentés ci-dessous :

Image2

Figure 4: L’axe vertical (sémantique)

IMPERFECTIF

PERFECTIF

pisati (écrire)

Napisati (copier)

letiti (voler)

doletiti (voler de)

biti (battre)

pobiti (tuer)

kihati (éternuer)

kihnuti (éternuer)

davati (donner)

dati (donner)

Figure 5 : L’axe horizontal (morphologique)

36Une fois cette constatation faite, faisons remarquer qu’elle n’est pas inédite  dans la littérature portant sur l’aspect verbal slave. A ce propos, nous référons à Guentchéva5, qui, de la même veine, attire l’attention sur l’ambiguïté planant sur les termes de perfectif et d’imperfectif : en effet, elle fait remarquer que ces deux termes peuvent désigner soit l’opposition morphologique (présence des morphèmes aspectuels), soit l’opposition sémantique (durée / non durée, limité / non limité, totalité / non totalité etc.).

37Cependant, nous nous n’arrêterons pas ici à la constatation seule de ce phénomène aspectuel, mais nous proposons de cerner le rapport qui relie ces deux plans aspectuels. En d’autres termes, toute la question pour nous est de savoir s’il on peut traiter en termes d’ambiguïté, à la suite de Guentchéva, ou d’une bivalence de l’opposition ‘perfectif / imperfectif’. Nous insistons sur cette distinction terminologique car, si ténue qu’elle puisse paraître, chacun des termes renvoie à différent ordre de rapport : le premier terme présuppose deux types d’opposition situés au même niveau du système verbal serbe et, généralement parlant, du système verbal slave. Dans cette optique, la seule distinction entre les deux axes aspectuels relève de la perspective adoptée. En ce qui concerne le second terme, il est le seul à pouvoir indiquer un rapport hiérarchisé où l’un des axes aspectuels dérive de l’autre.

38Nous nous proposons de donner une réponse à cette question dans la section suivante, en prenant en considération les enseignements de la diachronie.

4. ‘Perfectif / imperfectif’ : opposition morphologique ou opposition aspectuelle tout court ?

39Pour présenter la genèse de l’aspect verbal slave, nous nous référons à Corre (2009) qui en propose une éclairante synthèse en s’appuyant principalement sur les travaux de Maslov (1958, cité par Corre). D’emblée, nous faisons remarquer que l’évolution de ce système implique des faits très complexes : par manque de place, nous n’en donnons une image succincte.

40En suivant la formation de l’aspect verbal slave, on apprend que les tout premiers verbes de base sont les verbes préfixés, désignant les modalités d’action à valeur de résultatif  (actions dirigées vers l’atteinte d’un résultat). Il s’agit des verbes d’aspect général, alors que la distinction entre l’atteinte du résultat et le processuel se fait à travers le paradigme temporel : aoriste et imparfait. L’apparition des verbes imperfectifs,  dérivés avec un suffixe, s’explique par le besoin accru de distinguer la valeur processuelle de l’atteinte même du résultat. Cependant, parallèlement avec l’emploi de formes suffixées, la valeur de processuel s’exprime par le biais de formes préfixés, i.e. moyennant le paradigme temporel. Donc, à ce stade, le phénomène « aspect » est toujours en gestation, la forme suffixée n’en étant que signe avant-coureur.

41Dans une étape ultérieure, les verbes dérivés imperfectif s’utilisent de plus en plus si bien que l’assignation du sens actuel-processuel devient leur privilège exclusif. La retombée de ce phénomène consiste dans le suivant : les formes préfixées ne peuvent plus être utilisées pour exprimer le présent actuel, et sont ré analysées comme perfectives. Ainsi,  l’aspect verbal est-il né : la ré analyse des formes préfixées représente la première étape de la constitution du système aspectuel, ce qui est illustré par la figure  présentée ci-dessous6:

42pisati  ‘écrire’

43čitati ‘lire’

44dati ‘donner’

45pustiti ‘lâcher’

Modalité d’action résultative : Perfectif

Processuel : Imperfectif

Prepisati ‘copier’

Prepisivati ‘copier’

napisati ‘ écrire dessus ; créer par le processus d’écriture’

  

prileteti ‘s’approcher en volant’

Priletati ‘s’approcher en volant’

pročitati ‘lire jusqu’au bout’

  

Figure 6 : La première étape de la formation de l’aspect verbal slave : la dissolution des verbes préfixés en perfectif et imperfectif

46La figure donnée ci-dessus met en évidence deux faits :

47- l’existence des cases vacantes à côté de certains verbes préfixés (napisati ‘écrire dessus’ pročitati ‘lire jusqu’au bout’), ce qui montre que la dérivation des formes imperfectives n’est pas de rigueur et qu’il y a des verbes qui y résistent ;

48- lors de la formation des premières oppositions aspectuelles, les verbes simples restent en dehors de ce processus.

49Cependant, il arrive le moment où l’opposition aspectuelle excède le sémantème du résultatif et se propage également sur les verbes simples, tout d’abord sur les verbes intégrant, dans leur sémantisme la notion de limite (dati ‘donner’, pustiti ‘lâcher’). Les imperfectifs dérivés des verbes simples limités naturellement suivent le modèle des formes préfixées, comme le montre la figure 7 donnée ci-dessous :

50pisati ‘écrire’

51čitati ‘lire’

Perfectif

Imperfectif

Dati ‘donner’

Da-va-ti ‘donner’

Pustiti ‘lâcher’

Pušt-a-ti ‘lâcher’

Figure 7 : Deuxième étape de la formation de l’aspect verbal slave : la dissolution des verbes simples limités naturellement en perfectif et imperfectif

52La figure présentée ci-dessous fait ressortir le fait suivant : les verbes simples non délimités naturellement, dits les verbes indéterminés,  ne sont toujours pas entraînés dans ce processus de bipolarisation du système verbal. Leur insertion  dans le pôle imperfectif de ce nouveau système, formé par le recyclage du matériau existant, marque l’achèvement de la formation de l’aspect verbal. Cette dernière étape est illustrée par la figure ci-dessous :

Perfectif

Imperfectif

Napisati ‘écrire dessus ; créer par le processus d’écriture’

pisati ‘écrire’

pročitati ‘lire jusqu’au bout’

čitati ‘lire’

Figure 8: Dernière étape de la formation de l’aspect verbal slave : insertion des verbes simples indéterminés

53Une fois ces étapes tracées, nous voudrions nous arrêter pour le moment sur la résistance aussi longue des verbes indéterminés vis-à-vis de cette bipolarisation en plein essor du système verbal. En effet, non délimités naturellement, ces verbes exploitent au maximum les paradigmes temporels pour assigner la distinction ‘processuel (imparfait) / résultatif (aoriste)’.

54Cependant, nous voudrions attirer l’attention sur un phénomène qui apparaît avec l’expansion des oppositions aspectuelles. En effet, au fur et mesure que l’aspect se généralise, pour l’expression du processuel, à la place de l’imparfait s’utilisent les verbes imperfectifs suffixés conjugués au parfait,  alors que l’aoriste ne peut plus assigner l’atteinte du résultat pour les verbes indéterminés. Ainsi, de la grammaire, le furet est passé à la sémantique : dès lors, le sémantisme des verbes mêmes (limité / non limité) est voué àassigner ces fonctions grammaticales (résulatif / processuel). C’est le principe qui gouverne et achève la constitutionfinale du système aspectuel et non pas l’appariement des verbes, réalisés à travers les formes suffixées, processus qui s’arrête dans la deuxième étape évolutive.  Autrement dit, pour qu’un verbe soit classé comme perfectif ou imperfectif, il n’est plus nécessaire qu’il le soit par rapport à l’autre forme voisine, mais par rapport à son sens interne, comme c’était déjà le cas des verbes simples perfectifs. On peut donc supposer, à la suite de Belić (1932), que c’est là le facteur crucial qui force l’inclusion des verbes indéterminés parmi les verbes imperfectifs.  

55Par là, nous arrivons à l’opposition surplombant le système verbal slave dans son entier : ‘± limité’, les traits généraux hérités de l’imparfait (le processuel) et de l’aoriste (le résultat). En effet, ce n’est qu’en dégageant la notion d’opposition aspectuelle de l’opposition formelle qu’on peut expliquer pourquoi, pour certains verbes, la forme à suffixe fait défaut : tout simplement, l’opposition aspectuelle morphologique n’est pas la condition nécessaire pour qu’un verbe devienne perfectif (pročitati)  ou imperfectif (čitati). Ce fait nous permet de constater que les paires aspectuelles formées à partir d’un verbe imperfectif simple (couples de connexion : čitati 'lire' / pročitati 'lire jusqu'au bout') et un verbe préfixé sont en effet une illusion optique, comme l’avancent certains auteurs : il s’agit donc des paires formées de façon artificielle, par analogie aux paires contenant des formes suffixées (couples de corrélation : prepisati ‘copier (PF) / prepisivati ‘copier ‘(IMP)’). Ainsi, dans la lumière des faits diachroniques, la position avancée par Veyrenc est-elle avérée: une paire aspectuelle proprement dite implique le processus de la dissolution d’une forme verbale en deux, moyennant la suffixation. Bref, pour obtenir une image qui révèle l’état de chose effectif du système verbal slave, il faut que l’ « illusion optique » soit écartée : dans ce cas-là, on pourra constater que pour certains verbes, le partenaire aspectuel fait défaut, comme le montre clairement la figure 6 ci-dessus.

4. Conclusion

56Pour répondre au premier volet de notre objectif, nous avons isolé, partant de droite à gauche, trois constituants de la définition testée: encodage morphologique, opposition aspectuelle morphologiquement encodée et l’opposition aspectuelle tout court. Cette analyse nous a permis de constater les limites de la morphologie dans l’assignation de la valeur aspectuelle : tout d’abord au niveau de lexème verbal et ensuite au niveau de l’opposition ‘imperfectif / perfectif’, confrontant tous les verbes serbes selon la valeur aspectuelle encodée dans leur sémantisme. Au vu de fait que cette même opposition se réalise au niveau de la paire aspectuelle, cette fois-ci entièrement morphologisée, nous avons dégagé, dans le système verbal en serbe, deux axes aspectuels : axe sémantique d’une part, et axe morphologique, de l’autre. La conjonction de l’encodage morphologique, d’une part, et de l’opposition aspectuelle, de l’autre, n’étant retrouvée que dans le cas des paires aspectuelles, nous avons constaté que la définition testée n’est que partiellement exacte, s’appliquant à un seul niveau du système verbal serbe.

57Ensuite, pour répondre au second volet de notre objectif, nous avons fait appel aux résultats des recherches diachroniques. De celles-ci, nous avons glané un fait révélateur : le sémantisme des temps verbaux, i.e. de l’aoriste, d’une part, assignant la valeur de résultat (+ limité), et de l’imparfait, de l’autre, porteur de la valeur d’actuel-processuel (– limité), viennent s’intégrer dans la structure sémantique des verbes. Ce phénomène est décisif pour compléter la bipolarisation du système verbal slave et lui conférer un caractère systémique. Ainsi, on a pu constater que l’opposition verticale, sémantique ‘± limité’, est l’opposition primaire, s’appliquant à la quasi-totalité des verbes serbe7 alors que l’opposition morphologique constitue une opposition secondaire, réalisée, dans certains cas, uniquement à la base de leur proximité sémantique (couples de connexion), leur vraie et seule opposition étant l’opposition selon l’axe vertical.

Bibliographie

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Notes

1  Cf. Meillet, 1937, p 8 ; Comrie, 1976, p 87 ;  Nakhimovsky , 1988, p 33 ; Archaimbault, 1999, p 11 ; Novakov, 2005, p 32 ; Borik, 2006, p 2, parmi d’autres.

2  Pour présenter les préfixes verbaux en serbe, nous nous référons à Klajn, 2002.

3   Veyrenc, 1970, p 98.

4  Belić, 1932, p 30.

5  Guentchéva, 1990, p 52.

6  Pour les besoins de notre analyse, les exemples empruntés à Corre, qui sont en russe, sont traduits en serbe.

7  En effet, ils existent, dans le système verbal serbe, un groupe de verbes dits bi-aspectuels, restes de l’ancien aspect général.

Pour citer ce document

Par Dragana Lukajic, «La ou les oppositions aspectuelles dans le système verbal en serbe?», Revue du Centre Européen d'Etudes Slaves [En ligne], Imaginaire linguistique franco-slave, Numéro 4, La revue, mis à jour le : 01/12/2021, URL : https://etudesslaves.edel.univ-poitiers.fr:443/etudesslaves/index.php?id=1038.

Quelques mots à propos de :  Dragana Lukajic

Dragana Lukajić, doctorante en linguistique à l’Université de Genève, travaille comme maître-assistante de linguistique française à la Faculté philologique de Banja Luka.  Ses recherches sont centrées sur la sémantique verbale, notamment sur la préfixation verbale et l’expression de l’aspectualité dans la langue serbe. Elle collabore étroitement avec le Centre culturel français de Banja Luka et est un des principaux acteurs pour la promotion de la langue française dans cette ville. ...