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À la limite de la folie : fabulation et créativité dans l’œuvre d’Anton Tchekhov et de Jacques Ferron
Par Janick Roy
Publication en ligne le 01 juin 2013
Résumé
Despite the nearly one hundred years and the thousands of kilometers separating them, Anton Chekhov and Jacques Ferron share a similar sensitivity tinged by their experience as doctors. They both enjoyed privileged access to people’s intimate health concerns, but also gained insights into their desolation and misery. In 1890, Chekhov set out for Sakhalin Island where he witnessed the great sufferings of the prisoners and general population. This trip confirmed his doubts about the sufficiency of medicine in the treatment of physical and mental illnesses. Ferron also saw poverty and sickness when practising medicine in Gaspésie and in the poor districts of Montréal as well as when working in the psychiatric institutions of Mont-Providence and, later, Saint-Jean-de-Dieu. Each author’s close contact with mentally ill patients finds an echo in some of their literary works. Chekhov’s and Ferron’s reflections on mental illness are coupled with the creative process, the main tool of the writer, but also a manner of apprehending the world. For both authors, conventional medical discourse does a poor job defining the fragile line that separates madness from originality (and even genius). In their writing each author explores, on the one hand, the pathologization of social interactions, which destroys the individual and its particularity, and on the other hand, the isolation of those classified as insane. In a society where the line is blurred between fantasizing and insanity, the attraction toward conformism endangers an effervescent creativity. Chekhov and Ferron addressed a modern type of madness, taking place in a world where scientific reason defines the limits of a dubious normality. In my paper, I will look at the place given to madness in The Wild Roses by Ferron and Chekov’s post-Sakhalin stories « Ward No. 6 » and « The Black Monk » to better understand its relation with the creative imagination of the individual.
Несмотря на культурную, географическую и временную дистанцию, разделяющие Антона Чехова и Жака Феррона, этих двух авторов сближает сходная писательская восприимчивость, на которую наложил отпечаток их докторский опыт. Будучи врачами, они оба обладали не только привилегированным доступом к глубоко интимной сфере людей, с которыми им приходилось сталкиваться в силу своей профессиональной деятельности, но также и особым даром сочувствия и состадания. В 1890г Чехов отправляется на Сахалин, где становится свидетелем невыносимых условий существования как заключённых, так и местного населения. Эта поезда подтверждает его сомнения по поводу недостаточности одного лишь медицинского подхода при лечении физических и психических заболеваний. Феррон также становится свидетелем нищеты и страдания, занимаясь врачебной практикой на Гаспези и в бедных районах Монреаля, а также работая в психиатрических заведения Монт-Провиденс и позже Сент-Жан-де-Диэ. Близкий контакт обоих авторов с душевнобольными находит отражение в их творчестве. Размышления Чехова и Феррона о душевных заболеваниях сплетаются с их творческим процессом, с их художественной манерой, а также с их личным мироощущением. Оба писателя находят дискурс традиционной медицины неадекватным в установлении хрупкой границы между сумасшествием и оригинальностью (или даже гениальностью). В своем творчестве писатели исследуют, с одной стороны, паталогизацию социальных взаимодействий, подавляющих личность, а, с другой - изолированность людей, попадающих в категорию «сумасшедших». В обществе, где стирается граница между воображением и безумством, тяготение к консерватизму ставит под угрозу ярко выраженную креативность. Чехов и Феррон рассматривают современный вид безумия в мире, где научный рационализм определяет границу сомнительной нормальности. В данной статье мы анализируем значение темы сумасшествия в «Диких розах» Феррона и в произведениях Чехова постсахалинского периода - «Палата № 6» и «Черный монах». В ходе анализа мы стремимся уяснить авторскуют точку зрения на взаимосвязь между безумием и творческим воображением личности.
Malgré les près de cent ans et les milliers de kilomètres qui les séparent, Anton Tchekhov et Jacques Ferron partagent une même sensibilité teintée par leur expérience comme médecins. Tous deux possèdent un accès privilégié à l’intimité des gens, mais aussi à leurs désolations et à leur misère. En 1890, Tchekhov s’embarque pour l’île de Sakhaline où il constate l’immense souffrance dans laquelle vivent les détenus et les populations. Ce périple confirme ses doutes quant à l’insuffisance de la médecine face au traitement de la maladie physique et mentale. Ferron est également confronté à la misère et la maladie lorsqu’il pratique la médecine en Gaspésie et dans les quartiers pauvres de Montréal, mais surtout lorsqu’il travaille dans les institutions psychiatriques du Mont-Providence et, plus tard, de Saint-Jean-de-Dieu. Couplée à leur réflexion sur la maladie s’insère celle du processus créatif, outil principal de l’écrivain, mais aussi façon d’appréhender le monde. Pour ces deux auteurs, la fragile ligne qui sépare la folie de l’originalité et même du génie est beaucoup plus floue que ne veut l’entendre la médecine. Ainsi, tous deux explorent dans leurs œuvres la pathologisation des rapports sociaux qui réduit l’individu et sa particularité. Folie dans l’imaginaire ou démence, l’attraction vers le conformisme met en danger une effervescence créatrice. Ferron et Tchekhov nous parlent d’une folie bien moderne s’insérant dans un monde où la raison scientifique pose les limites d’une normalité douteuse. Dans cet article, j’explore la place donnée à la folie dans Les roses sauvages de Ferron et dans les œuvres post-Sakhaline « La salle nº 6 » et « Le moine noir » de Tchekhov afin de comprendre le lien qui s’opère entre celle-ci et l’imaginaire créatif de l’individu.
Mots-Clés
Table des matières
Texte intégral
Introduction
1Les occasions de comparer, dans le cadre d’une même étude, un auteur russe et un auteur québécois sont plutôt rares. C’est pourquoi le colloque du Réseau québécois d’études slaves s’est présenté comme une occasion unique pour effectuer une exploration Québec-Russie me permettant d’entreprendre une comparaison que je méditais depuis quelque temps entre l’œuvre d’Anton Tchekhov et celle de Jacques Ferron. Cette analyse ne s’étendra pas à toute l’œuvre des deux auteurs, mais s’attachera à une question particulière, celle du lien entre la folie et la créativité, présente dans certaines histoires écrites par les deux médecins. Le lien que je vais établir entre Tchekhov et Ferron part tout d’abord d’une intuition, mais j’espère démontrer que malgré les presque cent ans et les milliers de kilomètres qui les séparent, non seulement ils ont beaucoup en commun, mais une étude en parallèle de leurs œuvres permet de les éclairer sous un jour nouveau.
2Dans un premier temps, leur double profession de médecin et d’écrivain est un élément important qui rapproche Jacques Ferron et Anton Tchekhov. En effet, les médecins ont un accès privilégié à l’intimité des gens ainsi qu’à leurs préoccupations les plus secrètes. C’est ce regard de l’intérieur, ce contact avec la souffrance et la mort qui leur donne un point de vue particulier, entre autres sur la maladie mentale. Cette expérience médicale semble également avoir influencé leur méthode d’écriture et leur façon de créer des personnages. En effet, les deux auteurs sont reconnus pour être hostiles aux théories toutes faites, aux généralisations et à la tentation de forcer des cas particuliers à entrer dans des catégories rigides. Selon Vladimir Kataev, Tchekhov fut influencé par G. A. Sakharine, un de ses professeurs de médecine à l’université de Moscou, qui défendait une étude personnalisée de chaque patient :
«There are no illnesses « in general », there are specific sick people. In studing life, do not approach it with preconceived and supposedly universal ideas ; look at the actual person and you are bound to find something in his life that is not explained by these theories and renders them far from universal1.»
3Cette méthode, Tchekhov l’a appliquée à la littérature et ses personnages payent souvent le prix d’une généralisation mensongère ou d’une solution stéréotypée2. Ferron était aussi reconnu pour l’importance qu’il donnait au cas par cas dans l’exercice de la médecine. Ainsi, il critiquait vivement les médecins qui simplifiaient la complexité individuelle dans le but de se donner l’impression d’être au-dessus du patient et de la maladie :
«Une des manières pour le médecin de ne pas dialoguer avec le patient, c’est de lui coller un diagnostic et de le classer maniaco-dépressif, ou schizoïde, schizophrène. De cette façon, tu ne le traites pas pour ce qu’il est, mais en fonction de la maladie mentale qu’il est supposé avoir […] J’aurais pour théorie de ne pas avoir de diagnostic et de se pencher sur la biographie3.»
4Ainsi, l’œuvre de Ferron, comme celle de Tchekhov, s’interroge plutôt que de répondre et ses personnages viennent rarement à trouver la solution aux angoisses qui les rongent. À ce propos, Pierre L’Hérault se demande si « le médecin y serait pour quelque chose dans cette attitude qui […] tient [Ferron] près des choses, méfiant des idéologies4».
5Ensuite, c’est la forme particulière que prennent leurs histoires courtes, raskazy dans le cas de Tchekhov et contes dans celui de Ferron, qui frappe par leur affinité. Les deux auteurs utilisent une forme dense et concise donnant à des situations prosaïques une force inattendue. Aussi, sous le couvert d’une narration réaliste s’infiltrent des éléments à la frontière du fantastique qui permettent d'explorer l'irrationalité inhérente à la condition humaine.
6En ce qui concerne une possible influence directe, il est malaisé de savoir si Ferron connaissait bien l’œuvre de Tchekhov. En 1982, Ferron envoie à Pierre L’Hérault une citation recopiée par sa main du roman Souvenirs de la maison des morts de Fiodor Dostoïevski qu’il attribue erronément à Tchekhov. Ceci nous dit peu de chose sur la connaissance qu’avait Ferron de Tchekhov mais il semble fort probable, étant donné la grande culture de Ferron, qu’il ait été un lecteur de son homologue russe. Il est aussi important de mentionner que Ferron a souvent été surnommé le Tchekhov québécois, entre autres par Gérald Godin. Dans une entrevue à Radio-Canada donnée après la mort de l’écrivain, ce dernier affirme que, parce qu’ils sont médecins, ces « écrivains frères » sont aussi des « observateurs un peu cyniques de la réalité [et des chroniqueurs] du tourment humain5 ».
7Finalement, Tchekhov et Ferron ont vécu, bien qu’à des époques différentes, des changements similaires face à la pratique de la médecine. Au Québec, dans les années 1960, l’État se réapproprie la santé qui avait été depuis longtemps du ressort des religieux et la médecine devient toute-puissante. Pour Ferron, si les fous étaient déjà rejetés par la société, « les Religieuses adoucissaient leur sort en le partageant6 ». Les médecins, quant à eux, sont complètement dissociés de leurs patients, les laissant ainsi complètement isolés. Il parle d’ailleurs de « médicalisation » de la société, un terme qu’il se vante d’avoir été un des premiers à utiliser7. En Russie, depuis les années 1860, le positivisme et les sciences sont présentés par la jeune génération comme la solution aux misères humaines. Par contre, malgré les avancements dans le domaine de la médecine, la majeure partie de la population est encore peu soignée, et avec des moyens rudimentaires. Dans une lettre adressée à Alekseï Souvorine le 9 mars 1890, Tchekhov écrit : « Прославленные шестидесятые годы не сделали ничего для больных и заключенных, нарушив таким образом самую главную заповедь христианской цивилизации8 ». Ainsi, dans les deux cas, ces écrivains exercent leur métier dans une période de transition où l’on met de côté l'ancienne conception plus compassionnelle de la médecine au profit d’une approche dite plus scientifique.
8Dans leurs sociétés respectives, Tchekhov et Ferron se sont interrogés sur la nouvelle place de la folie devenue désormais prisonnière d’un discours médical. Les aliénés, parce qu’ils contreviennent à l’ordre établi, sont isolés hors de la société. C’est donc le sort réservé à ceux qui sont diagnostiqués par les médecins et par la société comme fous qu’ils interrogent, en même temps que le diagnostic lui-même. Il semblerait qu’au-delà de la maladie, la folie porte un message, questionne, crée et se révolte contre une normalité parfois douteuse.
9Pour étudier ces aspects de la folie dans l’œuvre des deux auteurs, j’ai choisi de me pencher sur « Salle no 6 » et « Le moine noir » de Tchekhov d’un côté et, de l’autre, sur le roman de Ferron Les roses sauvages ainsi que La lettre d’amour soigneusement présentée, publiée conjointement avec le roman. Je citerai également, pour étayer mon propos, d’autres écrits de Ferron dans lesquels la folie est abordée, dont « Le pas de Gamelin » et Du fond de mon arrière-cuisine. J’aborderai trois aspects de la représentation de la folie par Tchekhov et Ferron : leur critique de la façon dont celle-ci est traitée par la médecine et la société, l’ambiguïté des deux auteurs quant à la folie ou la normalité de leurs personnages et le rôle de la folie dans le processus créateur. Dans un premier temps, une brève mise en contexte des œuvres abordées permettra de mieux comprendre la place qu’elles occupent dans la réflexion des auteurs sur la folie.
1. Les œuvres
10Tchekhov entreprend, en 1890, un voyage dans l’île de Sakhaline où il est témoin de la grande souffrance dans laquelle vivent les prisonniers et les populations. Ce voyage de près de huit mois, (dont plus de la moitié est consacrée à l’aller et au retour), marque un tournant dans la vie de l’auteur. Le but principal de son voyage demeure controversé, certains affirment qu’il veut répondre à la critique qui lui reproche son manque d’engagement social, d’autres, qu’il veut payer sa dette à la médecine en produisant une investigation détaillée des conditions de vie de la colonie pénale. À son ami et éditeur Souvorine, il affirme qu’il part « simply to be able to live for half a year as [he has] not lived up to this time9 ». Ce qui est certain, c’est que Tchekhov s’intéresse à ces laissés pour compte et qu’il veut connaître et faire connaître la manière dont vivent ces Russes oubliés. À son retour, il travaille sur ses notes de voyage dans le but de produire un rapport sur l’île de Sakhaline qu’il publiera dans sa totalité en 1895. En 1892, il suspend la rédaction de ce livre pour travailler à la nouvelle « Salle no 6 », qui met en scène une visite dans un asile situé dans un petit village de la Russie. Cette œuvre de fiction peut être considérée, selon Liza Knapp, comme une résultante, indirecte cette fois, de son voyage sur l’île de Sakhaline10.Le nœud de cette nouvelle de Tchekhov correspond à la rencontre entre Ivan Dmitritch Gromov, un résident de l’asile qui, bien que noble et très éduqué, a été interné à cause d'une paranoïa liée à sa peur d'être accusé faussement d'un méfait et Andreï Efimitch Raguine, le médecin désabusé responsable de l’hôpital et de l’asile, qui se croit philosophe et capable d'une indifférence souveraine inspirée des stoïciens. Par un curieux mécanisme, Raguine, qui trouve en Gromov le seul interlocuteur intéressant de son entourage, finira par être lui-même déclaré fou et sera envoyé dans la salle numéro six. C’est là qu’il comprend la souffrance des détenus, une souffrance dont il fut complice et qui lui coûtera la vie.
11La nouvelle « Le moine noir » fut également écrite après le séjour de Tchekhov sur l’île de Sakhaline, soit en 1893. Dans une lettre à Souvorine, il affirme qu’il s’agit d’une histoire médicale à propos d’un homme souffrant de mégalomanie11. Tchekhov, en fait, aurait lui-même rêvé à un moine noir, un épisode que sa sœur raconte dans ses mémoires12. Le héros, Andreï Vassilitch Kovrine, est un jeune intellectuel dont la santé est minée par le travail et qui doit prendre du repos à la campagne dans la maison de Pessotski, celui qui fut son tuteur, et de sa fille Tania. Obsédé par une vieille légende sur un moine noir, Kovrin reçoit la visite de ce personnage imaginaire. Ce dernier, ne lui cachant pas qu’il est le fruit de son imagination malade, lui affirme qu’il est choisi de Dieu pour créer un monde meilleur. Fort de cette nouvelle confiance, le héros, heureux, travaille avec encore plus d’acharnement. Un jour, Tania, qu’il a épousée entre-temps, prend conscience des hallucinations de son mari et s’engage à le guérir par un mode de vie strict qui rendra le héros commun et banal. Aigri, il finira par faire le malheur de sa famille, quittera Tania, puis mourra après avoir vu le moine pour une dernière fois.
12En 1970, Jacques Ferron devient médecin à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu. Selon le personnel avec qui il y a travaillé, Ferron se plonge dans les dossiers des patients pour s’interroger sur ce qui les a conduits à l’asile et sur la façon dont ils ont été traités, contestant souvent certains traitements médicaux qu’il juge non seulement superflus, mais néfastes13. Son travail à Saint-Jean-de-Dieu est à l’origine du récit Les roses sauvages, publié en 1971, qui raconte l’histoire d’une jeune femme sombrant dans la folie après la naissance de sa fille. Mariée à un homme confiant, presque parfait aux yeux de la société et surnommé ironiquement Baron, la femme s’ennuie seule dans sa petite maison de banlieue. Après la naissance de leur fille avec qui elle ne réussit jamais à créer un lien, elle entre en dépression et finit par se suicider. Baron, dont la confiance est ébranlée après la mort de sa femme, met sa fille en pension chez des Acadiens. Lorsque celle-ci atteint l’âge adulte, il bascule lui-même dans la folie et connait le même destin que sa femme. Interné, il se suicide. Dans La lettre d’amour soigneusement présentée, Ferron publie la lettre de la femme, Aline Dupire, qui lui a inspiré l’histoire Les roses sauvages, précédée par des considérations sur l’asile et le sort des internés.
2. Critique de la conception médicale de la folie
13Tout d’abord, Tchekhov et Ferron font, dans ces histoires sur la maladie mentale, une critique virulente, surprenante même de la part de deux médecins, de l’institution médicale. Les deux auteurs comparent l’asile à une prison et insistent sur les mauvais traitements et le non-respect de leur dignité dont les patients sont victimes. En ce qui concerne Ferron, c’est davantage dans la présentation de la lettre d’amour accompagnant le récit Les roses sauvages et dans « Le pas de Gamelin », c’est-à-dire les œuvres non fictionnelles, qu’il compare l’asile à une prison où les malades sont maltraités :
«À Sainte-Rosalie, on recourait à une singulière thérapie, dite d’occupation, fabriquant de menus objets pour le profit des petits entrepreneurs […]. [ L]a thérapie [de l’hospitalière] tenait des travaux forcés ; c’était d’autant plus patent que deux ou trois de ses meilleures ouvrières, dont Hélène Brazeau, étaient attachées à leur banc de travail par la cheville14.»
14Par contre, ses œuvres de fiction font aussi mention de l’aspect carcéral de l’asile, de même que du traitement arbitraire subi par des fous, et par d’autres qui ne le sont pas tout à fait. C’est le cas d’Emmanuel dans Cotnoir, un simple d’esprit sauvé par le médecin d’une réelle folie causée par son séjour à l’asile15.
15Dans « Salle no 6 » de Tchekhov, l’asile est également décrit comme une prison, avec barreaux aux fenêtres, clous pointus au-dessus de la palissade et intérieur sale et dégoutant. Les patients se promènent dans des pyjamas les faisant ressembler à des prisonniers et sont battus par le garde Nikita dans l’indifférence générale. L’indolence des médecins est mise en évidence par le personnage de Raguine, qui considère inutile de tenter de soigner les malades ou d’amoindrir leurs souffrances puisqu’en réalité, la maladie et la mort continueront d’exister. Ce docteur croit peu, en effet, en la capacité de la médecine à améliorer le sort des gens, ce qu’il exprime avec beaucoup de cynisme : « Mais à la longue, le travail finit manifestement par l’ennuyer dans sa monotonie et son évidente inutilité. […] Avoir vu à la consultation douze mille malades, d’après le relevé annuel, c’est, à raisonner simplement, avoir trompé douze mille personnes16 ». En effet, il maintient que bien qu’il y ait eu, durant les dernières années, des avancées surprenantes dans les domaines de la science et de la médecine, le docteur, dans un village comme le sien, ne fait qu’abuser les gens. Les résidents de l’asile, quant à eux, ne reçoivent aucun soin et sont si mal traités qu’ils deviennent fous s’ils ne l’étaient déjà. Ainsi, le thème de la folie asilaire, c’est-à-dire celle causée par l’enfermement et les mauvais traitements, est présente dans cette œuvre de l’auteur russe.
16Dans le cas de Ferron, qui a travaillé à Mont-Providence et à Saint-Jean-de-Dieu, deux asiles de Montréal où il a pratiqué dans la section féminine, ce n’est pas l’indifférence mais bien la prétention de la médecine à pouvoir diagnostiquer et guérir la maladie mentale qu’il met de l’avant. Dans « Le pas de Gamelin », les mauvais traitements médicaux subis par les malades mentaux sont crument dénoncés :
«Qu’on l’exerce ou qu’on la subisse, on se méprend sur la médecine. Elle a perdu son caractère religieux et ne tire pas son principe de la vie, mais de la lésion cadavérique. […] Ainsi a-t-elle établi son pouvoir, y veillant avec un soin jaloux et cherchant à l’étendre, quitte à réduire la folie à des perturbations biochimiques, à des crises convulsives, et, pour finir, à une lésion organique, confirmée à l’autopsie, comme les autres maladies. Or, ces perturbations, ces crises, les psychiatres à l’œuvre dans l’ici-bas de l’asile les suscitaient par des médications énormes et les électrochocs, tandis que dans leur très-haut, les demi-dieux complétaient le travestissement en s’essayant à la psychochirurgie dont les opérations mutilantes sanctionnaient d’une lésion, désormais définitive, leur pouvoir. Telle était la tentative de la médecine pour récupérer la folie en la reproduisant par artifice, au mépris de toute humanité17.»
17Ainsi, selon Ferron, la tyrannie du diagnostic et les traitements souvent arbitraires peuvent causer une nouvelle forme de folie, une folie asilaire, souvent plus grave que la première et qui rend le patient irrécupérable. L’écrivain semble avoir été témoin de beaucoup de ces cas lors de son séjour à l’hôpital psychiatrique en tant que médecin et il parle souvent des patients comme de cobayes involontaires d’une médecine inhumaine.
18Dans Les roses sauvages, Ferron évite à Baron, interné dans l’asile, les électrochocs et la lobotomie, se contentant de parler de l’aliénation causée par la monotonie du lieu. Par contre, le narrateur dit clairement que plusieurs doutent de la nécessité de l’internement de Baron, qui ne constitue en rien un danger pour la société. Le médecin la justifie en disant qu’étant un homme avec de l’argent et du pouvoir, Baron est plus dangereux que le simple faible d’esprit : « C’est le devoir de l’homme de lutter contre l’homme pour l’empêcher d’être trop puissant, par conséquent dangereux ». À quoi le résident répond : « Mais vous voulez réduire l’humanité à rien !18 ». Ainsi, la réduction de la folie à un enjeu de pouvoir consiste en la réduction de l’humanité en entier dans ce qu’elle a de spontané et de singulier. Aussi, il est significatif que Baron décide d’en finir avec ses jours, probablement pour éviter l’aliénation supplémentaire causée par l’asile et les traitements et conserver ainsi sa dignité.
19Cette condamnation de l’insuffisance de la médecine dans le traitement des souffrances humaines est couplée à celle de la responsabilité de la société dans cette aliénation. Ainsi, pour Ferron, « La folie est médicalisée au détriment de ses aspects sociaux et les médecins s’obstinent à ‘réduire la maladie au malade et à le traiter comme s’il avait la rougeole ou l’appendicite’19 ». Dans Les roses sauvages, Ferron cherche à mettre en perspective le processus social qui mène à la folie. Seule dans sa maison de banlieue bien réglée, incapable de communiquer avec son mari et sa fille, la femme de Baron se retrouve complètement isolée du monde :
«Dès ses fiançailles, craignant de perdre Baron, elle s’était éloignée de ses amies et copines. Elle les avait perdues de vue et n’était pas parvenue à les remplacer dans sa banlieue distinguée parce que les voisines y restent des étrangères même si on les connaît ; on doit feindre de ne pas les voir quand on les rencontre au Marché ou afficher un sourire futile qui les garde loin, interdisant la parole20.»
20C’est à cause de cette incapacité à établir un contact, non seulement avec son entourage, mais avec sa famille, qu’elle perd la raison et se donne la mort.
21L’isolement est aussi le lot de Raguine, qui ne trouve personne dans son petit village conservateur avec qui avoir une conversation qui s’élève au-dessus des lieux communs. Lorsqu’un de ses anciens amis, Mikhaïl Averianytch, lui affirme qu’il est malade mentalement, Raguine répond : « Ma maladie réside uniquement en ceci, qu’en vingt ans je n’ai trouvé dans toute la ville qu’un homme intelligent et que cet homme est un fou21 ». À cause de ses conversations avec Gromov, Raguine est soupçonné par ses collègues et connaissances de ne plus avoir toute sa tête. Ces derniers, sous prétexte de l’aider, vont tranquillement provoquer sa chute et son isolement de plus en plus total hors de la société. C’est d’ailleurs au bout d’un processus arbitraire et douteux qu’il est déclaré fou et envoyé à l’asile. Cette situation est d’autant plus ironique que ce même Raguine disait plus tôt à Gromov : « Quand la société retranche de son sein les criminels, les malades mentaux et, d’une façon générale, les gens qui la gênent, elle est invincible22 ». Ainsi, sous prétexte de traiter la folie, on isole davantage ceux diagnostiqués comme fous – c’est-à-dire ceux qui, selon les auteurs, dévient d’une norme établie – tout ceci à l'aide d'un discours scientifique qui ne peut tenir compte de la complexité de l’esprit humain ni respecter son mystère.
3. L’ambigüité de la folie
22Cela nous amène à nous interroger sur la nature de cette folie décrite par Tchekhov et Ferron. Les auteurs mettent à l’épreuve notre conception de la folie et de la normalité, montrant la mince ligne qui sépare l’une de l’autre. En effet, dans ces trois histoires, fous et personnes saines sont difficilement dissociables et même parfois interchangeables. Ce phénomène est particulièrement évident dans la nouvelle de Tchekhov « Salle no 6 » où, par un retour ironique du sort, c’est le docteur qui est finalement interné comme fou. Le fait que le lecteur ait accès aux pensées de Raguine lui permet de juger par lui-même de son équilibre mental. Il assiste donc au froid processus de création d’un fou par son entourage. Après un interrogatoire de ses collègues qui cherchent à établir si Raguine est bel et bien aliéné, ce dernier, exaspéré par l’ignorance des médecins, ressent une amère pitié pour la médecine : « Mon Dieu, songeait-il, […], mais ils sortent à peine du cours de psychiatrie, de passer leurs examens, d’où vient qu’ils soient si totalement ignares ? Ils n’ont pas la moindre idée de la psychiatrie23 ! »
23D’un autre côté, Gromov, qui convient lui-même qu’il est malade, tient à établir les limites de ce diagnostic : « Oui, je suis malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté, parce que votre ignorance est incapable de les distinguer des gens sains24 ». De plus, l’auteur souligne, dans sa description des deux personnages principaux, les nombreux éléments qu’ils ont en commun, comme leur intérêt et ensuite leur désintérêt pour les livres et leur préférence pour la solitude25. Ces parallèles renforcent l’idée que les deux hommes sont, en fait, peu différents l’un de l’autre.
24Dans « Le moine noir », c’est le changement de perspective dans la narration qui amène le lecteur à douter que les hallucinations du héros sont bel et bien des hallucinations26. En effet, le narrateur omniscient prend insidieusement le point de vue de Kovrine lors de ses rencontres avec le moine, le rendant réel aux yeux du lecteur. Bien que le moine affirme clairement qu’il n’est qu’une illusion, il insiste, par un jeu rhétorique, qu’il existe tout de même bel et bien : « Pense ce que tu voudras, dit le moine avec un faible sourire. J’existe dans ton imagination, et ton imagination est une partie de la nature, donc j’existe dans la nature27 ».
25De plus, l’effet inoffensif et même positif que le moine a sur le héros contribue à lui donner une existence acceptable dans la réalité. Traité d’une façon radicale : repos, lait et un rythme de vie ennuyant, Kovrine, maintenant guéri de ses hallucinations, perd rapidement sa force vitale, cet élan qui le poussait à être un homme extraordinaire. Devant ce retournement, nous sommes forcés de nous demander : quel mal en fin de compte lui faisait le moine, hallucination ou pas ? De quel droit a-t-on pensé qu’il serait mieux que Kovrine guérisse puisqu’une fois soigné, il devient un homme plus qu’ordinaire, désabusé, et qui a cessé de croire en sa capacité de changer le monde ?
26Ferron exprime lui aussi son scepticisme dans Les roses sauvages face à la distinction entre personnes saines et personnes folles. Il montre, dans son portrait de Baron et de sa femme, que tous sont susceptibles de développer de la folie. Ainsi Baron, présenté comme un homme d’un conformisme exemplaire et d’un équilibre mental à toute épreuve, vacille finalement sur la ligne fragile de la folie. Ce processus se fait d’une manière insidieuse dès la mort de sa femme, mais prend réellement forme au moment où sa fille Rose-Aimée s’enfuit de la maison. C’est dans ces circonstances qu’il se met à la confondre avec sa femme qui, selon lui, n’est pas morte mais voyage autour du monde, gardant un pied-à-terre à Casablanca. C’est donc au niveau de l’imaginaire et du fantasme que se situe la folie de Baron, un homme pourtant si terre-à-terre, gestionnaire d’une importante entreprise. Dans le cas de la femme, Ferron attribue sa folie au syndrome de mélancolie qui survient souvent après un accouchement. La femme de Baron ne perd pas le contact avec la réalité, mais entre dans une dépression qui aboutit à son suicide. Ainsi, la folie est considérée par Ferron comme circonstancielle. Il affirme, dans « Le pas de Gamelin », qu’il ne « [peut] pas admettre qu’on fût fol ou fin par nature, persuadé au contraire que l’homme, de tous les animaux le plus démuni à sa naissance, [doit] tout à l’existence et que, faute de nature, il [est] une histoire28 ».
4. Folie et Création
27Pour Ferron, les fous rendent témoignage. Ils ont une fonction particulière, voire même sacrée, bien qu’il lui soit difficile de dire avec conviction laquelle : « Chacun a son coin de folie. Si certains personnages s’y adonnent et y persévèrent à tel point que ça devient leur personnalité d’être fou, qu’il y ait perte pour eux à redevenir bêtement normal, il est mieux qu’ils demeurent fous29 ». Dans Les roses sauvages, l’utilisation symbolique de la nature suggère que la folie est un refus ou une révolte contre le conformisme hermétique de la société moderne. Au moment de leur installation dans leur nouvelle demeure, Baron a trouvé des roses sauvages qu’il a plantées sur son terrain près de la fenêtre de la chambre. Sauvages, les roses poussaient normalement, domestiquées, elles perdent toute mesure et deviennent envahissantes, représentant la folie qui s’empare de l’esprit de la femme confinée dans un monde froid et rationnel où elle se sent étrangère. Plus tard, ces mêmes rosiers sauvages sont associés à la folie grandissante de Baron et c’est finalement en les déracinant que Rose-Aimée peut envisager une vie saine lorsqu’elle s’installe dans cette maison avec son amoureux.
28Ce lien avec la nature asservie à la volonté calculatrice de l’homme est également présent dans « Le moine noir ». Pessotski, le père de Tania, possède un jardin plein de fruits et de fleurs à visée non pas esthétique, mais économique :
«Dans le grand verger, dit verger commercial, qui rapportait annuellement à Pessotski plusieurs milliers de roubles de revenu net, rampait contre terre une fumée noire, épaisse, âcre, enveloppant les arbres, protégeant de la gelée ces milliers de roubles. Les arbres étaient disposés en quinconces, les files étaient droites et régulières comme des rangs de soldats, et cette régularité sévère, pédante, le fait que tous les arbres avaient la même hauteur, des cimes et des troncs absolument identiques, rendaient le tableau monotone et même ennuyeux30.»
29Ainsi, ce jardin est décrit comme respectant un ordre précis et serré, à l’image d’une armée : il est le reflet de la pensée de son maître qui d'ailleurs n'écrit que des articles médiocres pour des revues d'horticulture31. Conséquemment, la folie est présente dans la nature mais on cherche à l’endiguer, à la contrôler. Ce n’est donc pas dans ce jardin, mais dans la nature que Kovrine rencontre pour la première fois le moine noir. Celui-ci le met en garde contre le fait de devenir un animal du troupeau, commun et pareil aux autres, c’est-à-dire, de tomber dans la médiocrité. C’est ce type sans originalité et sans génie que Kovrine devient après sa cure, mais il n’accepte jamais d’avoir été réduit au banal, de là son amertume et son fiel qui finiront par détruire la vie de sa femme et de son beau-père en même temps que la sienne. Dans un élan de colère, il dit à ces derniers :
«Quelle chance ont eue Bouddha, Mahomet et Shakespeare de ne pas être entourés de bons parents et de docteurs pour soigner leur extase et leur inspiration ! dit Kovrine. Si Mahomet avait pris du bromure pour soigner ses nerfs, s’il n’avait travaillé que deux heures par jour et bu du lait, cet homme remarquable n’aurait pas plus laissé de traces que son chien. Les docteurs et les bons parents finiront par abrutir l’humanité, la médiocrité passera pour du génie et la civilisation périra32.».
30Lorsqu’il revient dans le domaine de sa femme après sa guérison, Kovrine n’est plus sensible aux beautés de la nature qui l’avaient tant ému l’année précédente, lors de sa rencontre avec le moine : « Les pins lugubres aux racines velues qui l’avaient vu l’année dernière si jeune et si joyeux et vivant, ne murmuraient plus, demeuraient immobiles et muets, comme s’ils ne l’eussent pas reconnu33 ». Ce changement dans la relation du héros avec la nature est révélateur de la perte que Kovrine a subie à cause de sa guérison. La folie de Kovrine lui permettait de croire qu’il était un génie, élu de Dieu pour une grande cause, et ainsi d’aller au-delà d’une réalité peu stimulante pour les grands esprits pour mieux travailler à un idéal. De même, dans « Salle no 6 », Gromov est une sorte de sage-fou qui en connaît davantage que le docteur sur la souffrance humaine et l’homme en général. Malgré la minceur de ses aptitudes sociales, sa folie est associée à une certaine lucidité et lui donne accès à une connaissance particulière34.
31Cette idée d’un lien entre la folie et le génie, une idée chère aux romantiques, est présente davantage dans l’œuvre de Tchekhov que dans celle de Ferron, qui porte un regard très lucide sur la maladie, refusant de trop l’idéaliser. La folie, pour ce dernier, est surtout un discours autre, mais elle est également garante d'une certaine originalité. De là son lien avec la créativité. Ainsi, Rose-Aimée, lisant les lettres de son père Baron lui venant de l’asile et les trouvant d’une grande beauté, « se demanda si la littérature n’était pas une folie dépassée qui s’offre à elle-même guérison35 ». De même, plus tôt dans le récit, Ferron donne un indice ambigu de la créativité qui, peut-être, habite la femme de Baron sans pouvoir toutefois s’exprimer. Le médecin dit à propos de cette dernière après son accouchement qu’elle est « une artiste, une intellectuelle36 », ce que Baron est surpris d’entendre et ne comprend pas.
32Ferron fait aussi clairement le lien entre la folie et l’écrivain dans une entrevue donnée en 1982 : « J’imagine que certains écrivains ont pu être fascinés par la folie. Et d’autant plus que dans le fou l’écrivain se reconnaît, parce que l’écrivain est aussi une manière de fou. C’est lui qui accapare tout le discours37 ». Ferron a lui-même séjourné en psychiatrie au General Hospital suite à une dépression causée par sa tentative échouée d’écrire un livre sur la folie, Le Pas de Gamelin38. Dans cette œuvre, il a tenté, selon sa propre expression, de voir la folie de l’intérieur, une entreprise pour laquelle il n’avait pas, selon lui, les vertus nécessaires39. Ainsi, chez Ferron, la folie dans la littérature doit être endiguée, car au-delà d’une certaine limite, elle cesse d’être féconde et peut renverser les vapeurs de la créativité jusqu’à devenir dangereuse pour son créateur. Il s’est d’ailleurs intéressé au cas de Claude Gauvreau sur cette question dans Du fond de mon arrière-cuisine.
33Par contre, au-delà de la créativité associée à la folie, c’est surtout l’intolérance grandissante de la société face à la différence qui lui fait dénoncer un monde trop conformiste et dépourvu d’originalité. En effet, de plus en plus de fous, autrefois intégrés dans le tissu social, sont internés. Même certaines personnes avec un passé atypique ou ayant peu d’éducation sont désormais jugées comme folles :
«Je reprends Le Pas de Gamelin pour dire peu de choses, la fonction de la folie, sa nécessité et sa beauté : qu'elle est le refus des normes, un refus dont les psychiatres ont peur ; […]que la folie est absolument singulière et qu'il ne faut pas parler des fous, mais d'êtres fous dont nous sommes tenants puisque nous sommes tous singuliers40.».
34Ainsi, Ferron insiste sur la part de folie propre à chacun, qui représente en fait ce que chacun a d’unique : « pour être normal, je devais me prendre pour un autre parmi les autres. […] c'est alors que j'imaginai que Dieu était le truchement qui me permettait, tout en étant fidèle à mon cas unique, de communiquer avec les autres41 ».
5. Conclusion
35En définitive, pour Tchekhov, il semblerait que la société et la médecine condamnent et isolent ceux qui veulent s’élever au-delà de la trivialité dans le discours42. L’image du héros qui devient la victime d’un monde appauvri intellectuellement, du conformisme, de la bureaucratie et de l’indifférence face aux demandes de l’esprit est présente dans ses deux histoires. En même temps, Tchekhov n’est pas indulgent à l’égard de ses fous, ni aveugle quant au sort qui les attend. Par exemple, dans « Le moine noir », le narrateur ne donne aucune preuve que les travaux de Kovrine, à l’heure où il se croit parmi les élus, peuvent avoir un impact réel sur l’amélioration de la société. Aussi Raguine, interné à la maison des fous, prend conscience de la souffrance et de l’avilissement non pas pour les combattre, mais pour s’éteindre presque aussitôt.
36Dans le cas de Ferron, c’est cet irrésistible mélange d’ironie et d’humanisme qui lui permet d’aborder la folie avec un discours mordant et de dénoncer la manière dont on exclut ceux qui sont différents ou qui refusent d’être dociles. C’est pourquoi il maintient que les fous rendent témoignage, qu’ils détiennent un secret que le reste de la société, assoupi dans sa vie conformiste, ne peut ni voir ni atteindre. Il écrit, dans Du fond de mon arrière-cuisine : « les psychiatres ne semble [sic] avoir la moindre idée de la terrible et grande fonction de la folie. […] Et si la folie n’était qu’une révolte contre ce qui offense l’humanité43 ? ». De là le grand respect qu’il lui porte et sa critique de l’isolement des aliénés hors de la société, comme si celle-ci refusait de se voir en face.
37En somme, Tchekhov et Ferron ont tous deux critiqué la façon dont la médecine et la société gèrent la folie, surtout en ce qui a trait à la mise à l’écart des aliénés. Les deux médecins se montrent également sceptiques devant la capacité de la médecine à guérir la maladie mentale de même que face à la médicalisation de cette dernière, c’est-à-dire sa réduction à un problème d’ordre physiologique. C’est tout le côté mystérieux, excentrique et hors-norme de la folie qui se perd au profit d’une société bien réglée et médiocre. C’est par la littérature que ces auteurs et médecins anticonformistes ont articulé leurs discours sur la folie, faisant de la fiction et de l’imaginaire une fenêtre permettant de voir de plus près ce qui dérange tant. Tous deux ont mis en scène des personnages qui vacillent à la frontière de la folie et de la normalité, présentant cette dernière comme une notion instable et sujette à caution. Le caractère subversif de la folie les a d’ailleurs incités à garder une distance respectueuse avec celle-ci, conscients de sa filiation avec la créativité mais aussi de ses effets dévastateurs.
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Notes
1 « Il n’y a pas de maladies ‘en général’, il n’y a que des individus malades. En étudiant la vie, n’approche pas celle-ci avec des préconçus et des idées supposément universelles, regarde plutôt l’individu et tu trouveras sûrement dans sa vie quelque chose qui ne peut être expliqué par ces théories et qui les rend loin de l’universel ». Vladimir Kataev,If Only we Could Know ! An Interpretation of Chekhov, translated from the Russian and edited by Harvey Pitcher, Chicago, Ivan R. Dee, 2002, p.97 (Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteure).
2 Ibidem, p.91.
3 Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, Par la porte d’en arrière : entretiens, avec la collaboration de Patrick Poirier et Marcel Olscamp, Québec, Édition Lanctôt, 1997, p.286.
4 Ibidem, p.109.
5 Société Radio-Canada, Le druide du Québec disparaît, [entrevue à l’émission Le Point avec Gerald Godin], Les archives de Radio-Canada, http://archives.radio-canada.ca/artsculture/litterature /clips/11280/, page consultée le 20 mars 2012.
6 Jacques Ferron, « Le pas de Gamelin », La conférence inachevée : le pas de Gamelin et autres récits, édition préparée par Pierre Cantin et Marcel Olscamp, Québec, Édition Lanctôt, 1998, p.91.
7 Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, op. cit., p.97.
8 « Les glorieuses années soixante n’ont rien fait pour les malades et les prisonniers, violant ainsi les plus importants commandements de la civilisation chrétienne ». Anton Pavlovitch Tchekhov, Polnoe sobranie sotchineni i pisem, tom 4, Moskva, Naouka, 1974, p.32.
9 « simplement pour vivre, durant la moitié d’une année, ce [qu’il] n’a pas vécu jusqu’à présent ». Phillip Callow, Chekhov : The Hidden Ground, Chicago, Ivan R. Dee, 1998, p.139.
10 Liza Knapp, « Fear and Pity in ‘Ward six’ : Chekhovian Catharsis »,Anton Chekhov, edited and with an introduction by Harold Bloom, Philadelphia, Chelsea House Publishers, 1999, p.209.
11 Anton Pavlovitch Tchekhov, Polnoe sobranie sotchineni i pisem, tom 5, Moskva, Naouka, 1974, p.253.
12 Phillip Callow, Op. cit., p. 115.
13 Jean-Daniel Lafond (réalisateur), Le cabinet du docteur Ferron, Montréal, Office national du film, 81min. 31s., son, couleur, 2003.
14 Jacques Ferron, « Le pas de Gamelin », op. cit., p.40.
15 « Pas chanceux dans son pari, il [Emmanuel] a gagné d’aller dans la prison des fous, dans un enfer plus noir que l’enfer du bon Dieu, lui qui n’avait jamais fait de mal à personne, n’ayant cherché qu’à plaire à tout le monde ». Jacques Ferron, Cotnoir, suivi de La Barbe de François Hertel, Montréal, Éditions du jour, 1970, p.45.
16 Anton Pavlovitch Tchekhov, « La Salle no6 », Œuvres, traduit par Édouard Parayre et révisé par Lily Denis, Paris, Gallimard, 1967-71, vol.3, « Bibliothèque de la pléiade », p.53-54.
17 Jacques Ferron, « Le pas de Gamelin », op. cit.,p.24.
18 Jacques Ferron, Les Roses Sauvages : petit roman suivi d’une lettre d’amour soigneusement présentée, Montréal, Éditions du jour, 1971, p.112.
19 Yves Taschereau, Le portuna: La médecine dans l’œuvre de Jacques Ferron, Montréal, L'Aurore, 1975, p.35.
20 Jacques Ferron, Les roses sauvages, op. cit., p.12-13.
21 Anton Pavlovitch Tchekhov, « La Salle no 6 », op. cit.,p.92.
22 Ibidem, p.66.
23 Ibidem, p.80.
24 Ibidem, p.65.
25 Ces nombreux parallèles sont listés par Vladimir Kataev, op.cit., p.148-149.
26 Claire Whitehead, « Anton Chekhov’s The Black Monk: An Example of the Fantastic ? », The Slavonic and East European Review, vol.85, no4, 2007, p.612-615.
27 Anton Pavlovitch Tchekhov, « Le moine noir», Œuvres, traduit par Édouard Parayre et révisé par Lily Denis, Paris, Gallimard, 1967-71, vol.3, « Bibliothèque de la pléiade », p.237.
28 Jacques Ferron, « Le pas de Gamelin », op. cit., p.31.
29 Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, op. cit., p.292.
30 Anton Pavlovitch Tchekhov, « Le moine noir », op. cit.,p.223.
31 Il faut toutefois spécifier que Pessotski, tout comme Kovrine, semble détenir une partie de la sympathie de l’auteur. En effet, ils défendent chacun leur vérité et leur rêve : pour Kovrine, il s’agit de participer à l’amélioration du monde grâce à ses recherches et pour Pessotski, d’assurer la pérennité de ce jardin qu’il aime et pour lequel il a sacrifié toute sa vie.
32 Anton Pavlovitch Tchekhov, « Le moine noir », op. cit., p.249.
33 Ibidem, p.247.
34 Sally Wolff, « The Wisdom of Pain in Chekhov’s ‘Ward Number Six’ », Literature and Medicine, vol.9, 1990, p.136.
35 Jacques Ferron, Les roses sauvages, op. cit., p.117.
36 Ibidem, p.16.
37 Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, op. cit., p.294.
38 Il ne faut pas confondre ce roman inachevé (Le Pas de Gamelin) avec le texte éponyme paru dans La Conférence inachevée et cité dans cet article.
39 Jacques Ferron et Pierre L’Hérault, op. cit., p.278.
40 Julien Bigras et Jacques Ferron, Le Désarroi, correspondance, Montréal, VLB éditeur, 1988, p.82.
41 Ibidem, p. 104-110.
42 Sally Wolff, op. cit., p.138.
43 Jacques Ferron, Du fond de mon arrière-cuisine, Montréal, Édition du jour, 1973, p. 264.