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Le concept « besporiadok » (désordre) dans le roman L’Adolescent de F. Dostoïevski.
Par Natalia FRÉVAL-BULGAKOVA.
Publication en ligne le 26 avril 2025
Résumé
Natalia FRÉVAL-BULGAKOVA est attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l’Université de Poitiers, au sein de l’UFR Lettres et Langues. Docteure ès lettres, elle a soutenu en 2019 une thèse intitulée Réception du roman Les Démons de F. Dostoïevski dans la culture littéraire française à l’Université Nationale de Recherche de l'État de Tomsk. Ses recherches se concentrent sur la réception de l'œuvre de F. Dostoïevski en France et en Hongrie, ainsi que sur les enjeux liés à la traduction littéraire, notamment la manière dont les concepts culturels sont reconstruits dans les traductions. Elle s'intéresse également aux relations culturelles franco-russes dans le cadre de l'évolution de la critique d’art en Russie, avec une attention particulière portée à la figure d’A. Maïkov. Natalia FRÉVAL-BULGAKOVA a contribué au projet collectif de recherche consacré à l’étude et la préparation à l’édition des articles critiques d’A. Maïkov (2015-2018) et au projet Étapes et problèmes de la réception de l’œuvre de F. Dostoïevski dans le contexte culturel hongrois (2019-2022).Le concept « besporiadok » (désordre) occupe une place centrale dans le roman L'Adolescent de F. Dostoïevski et se manifeste dans la poétique de l’œuvre, notamment au niveau du sujet, de la structure, de l’espace-temps et des images. Cet article analyse l’histoire de la création du roman afin de mettre en lumière le rôle clé de ce concept dans sa poétique. Il révèle également ses traits principaux dans l'image du monde russe du XIXe siècle pour comprendre quelles nouvelles dimensions il acquiert dans le texte. Nous identifierons les passages où ce concept est verbalisé à travers ses principaux représentants lexicaux. L'analyse de ces contextes et de leur organisation poétique permettra d'examiner les traits distinctifs de « besporiadok » et de montrer comment ils révèlent les causes de la crise sociétale de l'époque à laquelle l’œuvre a été écrite, en lien avec ses problématiques et ses personnages. L'étude de la manifestation de ce concept dans les différentes parties de cet œuvre, en tenant compte des particularités stylistiques de F. Dostoïevski, pourra enrichir les analyses des traductions du roman.
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Table des matières
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Le concept « besporiadok » (désordre) dans le roman L’Adolescent de F. Dostoïevski. (version PDF) (application/pdf – 466k)
Texte intégral
Introduction.
1L'un des concepts clés du roman L’Adolescent de F. Dostoïevski est le concept « besporiadok » (désordre). Il se révèle dans la poétique de l’œuvre au niveau du sujet, de la structure, de l’espace-temps et des images. La méthodologie de l'analyse conceptuelle sert de fondement à cette étude et peut être prise pour base afin d’étudier ultérieurement les traductions des fragments sélectionnés des romans de Dostoïevski en langues étrangères. Le concept littéraire dans ce contexte est considéré comme une entité qui fait partie de l’image nationale du monde en reflétant les relations de l’homme avec son environnement et qui permet de voir les mécanismes de connexion du niveau sémantique avec le niveau poétique dans une œuvre littéraire.
La révélation du concept clé dans le roman L’Adolescent de F. Dostoïevski.
2D’une part, l'importance de l’idée du désordre dans la poétique du roman L’Adolescent et dans son environnement est illustrée par plusieurs facteurs. La notion de désordre dans les œuvres de Dostoïevski a été analysée par A. Dolinin1, M. Jones2, T. Kasatkina3, G. Schennikov4, V. Viktorovič5 etc. S. Kapustina a décrit le concept « besporiadok » dans L’Adolescent à la lumière de sa liaison avec les phénomènes de besovstvo (démonisme, diabolisme) et bezobrazie (aideur, difformité ; hideur ; désordre)6. Néanmoins, une approche méthodologique ainsi que la notion du concept à l’origine de l’étude présente est différente de celles du travail cité.
3D’autre part, le rôle clé de l'idée de désordre pour la création des images des personnages principaux est présenté par l’écrivain dans ses travaux préparatoires au livre7. Notamment, dans ses carnets du 26 août 1874, le romaniste a souligné le rôle fondamental de l'idée du désordre dans la structure de son nouveau roman :
Toute l’idée du roman – c’est de démontrer que désormais le désordre est universel, que le désordre est partout et en tout, dans la société, dans ses affaires, dans les idées directrices (qui, pour cette raison, n'existent pas), dans les convictions (qui, pour la même raison, n'existent pas), dans la désintégration de l’origine familiale8.
4Il est donc évident que dès la conception de l'idée du roman, Dostoïevski met en évidence l'importance du problème du désordre qui d’après lui pénètre dans tous les aspects de la vie des contemporains de l'auteur. À cela s'ajoute le fait que le lexème « besporiadok » a été mentionné par l’écrivain comme l'une des variantes du titre du futur roman, ce qui met en lumière la pertinence du concept en question pour la création de la trame poétique du livre.
5Il est intéressant de noter que même malgré le fait que le lexème « besporiadok » n’ait pas été choisi comme le titre final du roman, l'idée de désordre se retrouve néanmoins dans le titre actuel de L’Adolescent. Selon G. Schennikov, Arkadi Makarovitch Dolgorouki ne peut pas être qualifié d'adolescent en termes d'âge, car il a environ vingt ans. Pourtant, « en psychologie et en comportement, c'est un homme au seuil entre la perception adolescente de la vie et le choix juvénile de la voie à suivre »9. En d'autres termes, l'adolescence phycologique et comportementale du héros inclut les mêmes éléments que l'adolescence au niveau d’âge : l'instabilité, la recherche de soi, les pensées et actions chaotiques qui conduisent au désordre.
6Ainsi, l’histoire de la conception de L’Adolescent : le travail de l’auteur sur les images de ses personnages et sur le titre, ainsi que le nom final du livre servant un élément essentiel de la poétique du roman illustrent le caractère clé du concept « besporiadok » dans l’ouvrage considéré.
Le concept « besporiadok » dans l’image du monde russe du XIXe siècle.
7Les catégories d'ordre et de désordre font partie essentielle de l’existence du monde et de la perception de l’environnement par l'homme. Selon N. Arutyunova, « La lutte entre l'ordre et le désordre est la forme principale de l'existence de l’Univers : entre la nature – vivante et inanimée, la société humaine, ses petits et grands fragments... »10.
8Dans une œuvre littéraire, le concept acquiert une fonction esthétique qui est mise en œuvre sur la base des significations formées par l'espace de la culture nationale11. Afin de voir des connotations et images principales liés au concept « besporiadok » qui faisaient partie de l’image du monde russe de l’époque dans laquelle le roman a été écrit, il est recommandé de consulter le dictionnaire en langue russe du XIXe siècle de V. Dal.
9Le dictionnaire de Dal propose la définition suivante du lexème « besporiadok » : neporyadok, upushchenie poryadka, otsutstvie poryadka, neustroistvo, rasstroistvo (désordre, négligence d’ordre, absence d’ordre, désorganisation / manque d'organisation, désarroi)12. Cette explication est représentée par les lexèmes de large usage ayant les connotations exclusivement négatives, qui sont également reflétées dans les locutions proverbiales qui suivent la définition au-dessus.
10Les proverbes sélectionnés par V. Dal reflètent également les connotations négatives installées dans la conscience populaire autour de la notion du désordre. Dès lors, les proverbes mentionnés illustrent tels traits du concept « besporiadok » dans l’image du monde russe comme « malheur » (Malheur à celui qui vit de désordre à la maison13) et « mort » (Même une armée forte décède du désordre14). Les contemporains de Dostoïevski voyaient souvent le désordre comme une des conséquences des tentatives excessives de gens apparemment investis de puissance d’imposer l’ordre ou les règles aux autres (Des grands ordres ont découlé les désordres15 ; Des grands désordres naissent de grands ordres16). Une autre expression inclut le mécontentement des porteurs de l’image du monde russe du XIXe siècle à la suite de l’absence des gens prêts à prendre la responsabilité pour le chaos surgissant à cause de leurs actions (Il y a quelqu’un pour établir les ordres mais il n’y a personne pour résoudre les désordres17). Ainsi, à l’époque du travail de l’auteur sur son ouvrage la manifestation du concept « besporiadok » touchait les discours sociaux, familiaux ainsi qu’administratifs et militaires.
La verbalisation du concept « besporiadok » dans le roman L’Adolescent avec le lexème clé.
11Le concept s'exprime à tous les niveaux de la poétique d'une œuvre littéraire avant tout avec des mots. Par conséquent, afin de révéler et analyser le concept clé du roman, il est important d'établir un lien entre le mot et l'idée dans le texte. Lors de l'étude du concept de base du roman L'Adolescent, ce but devient particulièrement pertinent en raison des spécificités du style individuel de Dostoïevski, qui a attiré à plusieurs reprises l'attention des chercheurs18 et qui continue à être le centre d’intérêt d’un grand nombre de travaux et de projets19. Il est donc naturel de supposer que le concept clé d’un ouvrage de Dostoïevski sera actualisé de manière intense déjà au niveau lexical.
12Dans le texte du roman, le concept « besporiadok » est verbalisé à l'aide du lexème besporiadok (désordre) dans différents cas grammaticaux au singulier (10 fois) et à l’accusatif au pluriel (besporiadki : 1 fois). L’actualisation du concept se produit également grâce aux dérivés de ce lexème : besporiadochno (l'adverbe), besporiadochniy (l'adjectif), besporiadochny (l'adjectif court au pluriel), besporiadochnost (le nom : manque d'ordre, désordre), besporiadstvuyushchiye (le participe présent au pluriel) qui n'apparaissent dans le texte qu'une fois.
13Dans le roman L’Adolescent, le concept « besporiadok », outre les traits figés dans l’image du monde russe, acquiert de nouveaux sens qui lui sont donnés par l'auteur et qui révèlent les causes de la crise dans la société de l'époque de l'écrivain.
14Ainsi, ce concept joue un rôle essentiel dans l'organisation de la structure du roman de Dostoïevski, reflétant le désordre intérieur d'Arkadi Versilov, son incapacité de trouver une place dans un monde chaotique. Le héros décrit un rythme désorganisé et élevé d'événements qui ont lieu dans sa vie et son caractère désordonné :
15Maintenant, il faut que je prévienne que tous les événements depuis ce jour-là se sont précipités avec une telle vitesse qu'en y repensant à présent je m'étonne moi-même que j'aie pu leur résister, que le destin ne m'ait pas écrasé. Ils ont épuisé mon esprit et même mes sentiments <…> Mais je m'efforcerai de tout décrire dans l'ordre, même si je préviens qu'à ce moment-là, d'ordre dans mes pensées, il n'y en avait pas trop. Les événements se sont précipités comme une tornade et mes pensées se sont mises à tournoyer dans mon cerveau comme des feuilles mortes en automne20.
16Arkadi, comme s'il aspirait à l'ordre (« Mais je m'efforcerai de tout décrire dans l'ordre21 »), paraît incapable de faire face à la nature spontanée de son environnement, dont le caractère est désordonné (« jusqu'à la catastrophe de ma maladie22 » ; « Ils ont épuisé mon esprit et même mes sentiments23 » ; « d'ordre dans mes pensées, il n'y en avait pas trop24 »). Le rythme chaotique des évènements décrit par le héros (« se sont précipités avec une telle vitesse25 » ; Les événements se sont précipités comme une tornade et mes pensées se sont mises à tournoyer dans mon cerveau comme des feuilles mortes en automne26) définit le rythme du roman.
17L'intensité du déploiement du concept « besporiadok » dans le roman L’Adolescent et son rôle dans la structure du livre devient claire à la suite de l'analyse de la fréquence des lexèmes principaux dans toutes les parties de l’œuvre. Ainsi, dans la première partie du livre, le lecteur ne voit qu'une fois le mot besporiadochno (l'adverbe : dans le désordre) et l'expression v besporiadke (une préposition avec un nom : idem). Dans l'exposition ils sont présents dans le discours d'Arcadi qui décrit l'état de la société et la perception de soi dans cette société. Dans la deuxième partie du livre les lexèmes clés sont utilisés quatre fois ; douze fois dans la troisième partie. Ainsi, la répartition des lexèmes clés du concept dans le texte indique une augmentation de l'intensité de la représentation du concept « besporiadok » avec le développement du sujet.
18Les fragments révélés peuvent être divisés en trois groupes basés sur la forme du déploiement de la parole : les contextes dans lesquels la narration est menée de la part d'Arkadi Dolgoruki, les passages où le concept « besporiadok » est verbalisé dans le discours des héros, ainsi que dans la lettre de Nikolaï Semenovich, l'ancien éducateur d'Arkadi.
Le premier type de déploiement sémantique du concept « besporiadok ».
19Le premier type de déploiement sémantique du concept en question se manifeste dans le discours d'Arkadi ou la verbalisation du concept révèle les traits de sa nature et son état. Un des fragments de ce type constitue un passage du septième chapitre de la première partie du roman, dans lequel le concept « besporiadok » est révélé dans un épisode introduit dans le début du déroulement de l’intrigue du roman.
20Le déploiement sémantique du concept a lieu dans les paroles d'Arkadi qui se demande comment réagir à la lettre qui est tombée par hasard dans ses mains et qui pourrait avoir un impact considérable sur la vie de plusieurs individus, en particulier celle de Katerina Nikolaevna. Ces réflexions ont lieu dans le moment où le héros est submergé par ses émotions après la scène avec Tatiana Pavlovna, sa mère et Versilov, dans laquelle il raconte son enfance : souffrances et privations en provoquant ainsi le mécontentement des gens présents :
21Tout cela était encore très désordonné ; je sentais que j'avais fait quelque chose, mais pas comme il fallait et – et j'étais satisfait ; je le répète, malgré tout, il y avait quelque chose dont j'étais content27.
22Dans le fragment présenté, le concept « besporiadok » révèle l’état d'Arkadi, à savoir le processus, le développement, l'écart par rapport aux normes établies afin de se chercher soi-même.
23La manifestation du désordre dans ce contexte lié à l'image de l'adolescent reflète son « manque de préparation », car Arkadi est un héros « inachevé » et cherchant28. Le désordre représente la base du mouvement, il est associé à l'idée de liberté, à l'absence de cadre limitatif.
24Le concept est actualisé dans ce cas principalement à l'aide de l'adverbe besporiadochno (en désordre, confusément). Un aspect important de ce fragment est la catégorie grammaticale de l'indéfini, qui constitue une caractéristique du style individuel de Dostoïevski. Elle est verbalisée par les pronoms chto-to (quelque chose) et chemu-to (à quelque chose). Ces pronoms accentuent l'idée de désordre, de la perte de soi d’Arkadi sans encore relever aux lecteurs les causes de ce désordre. Dans le contexte donné la catégorie de l’incertitude fait révéler le trait du concept « besporiadok » « incertitude ». Il est représenté à travers de l'incompréhension d'Arkadi de l’origine de la joie qu'il ressent, ce qui se verbalise par le l'adjectif court dovolen (content).
25L'épisode suivant dans lequel le concept s’actualise constitue la description de la chambre de Vassine par Arkadi :
26Les livres, les papiers, l'encrier – tout était rangé dans cet ordre des plus détestables dont l'idéal reflète la vision du monde de la logeuse et de sa bonne. Les livres, il y en avait assez, et pas des revues ou des journaux – de vrais livres –, et, lui, visiblement, il les lisait, sans doute, il devait se mettre à lire ou à écrire avec un air des plus graves et des plus méticuleux. Je ne sais pas, mais je préfère quand les livres sont jetés n'importe où en désordre, au moins, on ne fait pas de son travail un office religieux29.
27Le concept « besporiadok » dans le fragment ci-dessus se révèle à l'aide de l'opposition entre ordre et désordre, verbalisée par les lexèmes correspondants v <…> poriadke (en ordre) и v bespoiadke (en désordre). Le caractère idéal de l’image de Vassine et sa nature statique sont représentés par l'ordre et l’exactitude de son mode de vie.
28Ce fragment verbalise le trait du concept « besporiadok » « l'aversion pour l'ordre », qui révèle la nature d'Arkadi : le désaccord avec l’idée de suivre les normes établies et rigides.
29L'opposition entre ordre et désordre est également renforcée par le pédantisme exagéré de Vassine, comme si poussé à l'absurde par l'adverbe tcherizvitchaïno (extraordinairement, excessivement) dans la phrase « il devait se mettre à lire ou à écrire avec un air des plus graves et des plus méticuleux »30, par laquelle Arkadi se moque de l'ordre de Vassine en soulignant son artificialité.
30La moquerie par Arkadi de l'ordre respecté par Vassine est renforcée par le substantif sviashchennodeistviia (cérémonie religieuse : au génitif), présenté au sens figuré comme un attribut de bon ordre et d’un processus soigneusement organisé. Arkadi voit l’ordre comme une caractéristique d’un état statique qui ne prévoit pas de changement, tandis que les pensées du héros sont d’après lui-même désorganisées. Arkadi préfère le désordre, ce qui est exprimé par le verbe lubit’ (aimer) dans le passage ou il exprime son amour pour les livres dans le désarroi.
31Un autre épisode de l'actualisation du concept « besporiadok » dans le roman L’Adolescent est représenté par le commentaire d'Arkadi relativement aux paroles d'Anna Andreyevna Versilova. Le héros montre le point de vue de sa demi-sœur sur sa vie désordonnée :
32Je dois dire qu'elle ne m'avait jamais parlé de ma vie du désordre et de ce tourbillon dans lequel je m'étais plongé, même si, je le savais, non seulement elle savait tout, mais elle avait posé quelques questions à d'autres. Si bien que, cette fois-là, c'était comme une première allusion et mon cœur s'est retourné vers elle encore plus fort31.
33Dans le passage présenté le concept « besporiadok » est verbalisé par l'adjectif besporiadochnoi (désordonnée), qui renvoie au mot zhizni (vie : au locatif). L'expression métaphorique okunutsia v omut (se plonger / s'enfoncer dans le tournant / tourbillon) est également utilisée pour actualiser l'idée de désordre. Dans le cas présent, le lexème omut (tournant / tourbillon) est utilisé dans un sens figuré. Le verbe okunusia (se plonger / s'enfoncer) en russe signifie « se plonger dans les fluides », « se donner à fond dans quelque chose ». L'expression окунуться в омут constitue ainsi une variante de l’expression figée brositsia v omut s golovoï (se jeter dans le tournant / tourbillon avec la tête), qui signifie « se décider imprudemment d'un acte audacieux et désespéré ». Cette expression ainsi a la sémantique du mouvement, d'un changement soudain de situation qui n'implique pas de réflexion rationnelle. Grâce à cette combinaison, le trait du concept analysé « déraison » est révélé. Il caractérise la situation d'Arkadi à l'étape de sa vie décrite : manque de stabilité, impossibilité de se « solidifier », d'acquérir une forme définitive correspond à la sémantique du mot « adolescent ». Ainsi, dans ce fragment, l'idée de désordre est représentée au niveau spatial par l'image d'un tournant, tourbillon qui indique le manque de stabilité dans la vie du héros.
34Ainsi, dans les fragments de la première partie du roman qui révèlent le concept dans les mots de l’adolescent, les traits du concept « besporiadok » « irrégularité », « la joie », « l'incertitude », « le mépris pour l'ordre et pour les valeurs religieuses » sont actualisés. Ils permettent au lecteur de ressentir l'atmosphère de déséquilibre dans la société décrite dans le roman à travers la perception du héros. Dans ces fragments le sentiment de crise est absent ; pourtant, un soupçon de désharmonie dans l’environnement est présenté. Par ailleurs, l'état d'Arkadi est mis en lumière : son instabilité, ses mouvements désordonnés incessants et ses pensées désorganisées. Dans le même temps, le héros lui-même perçoit ce désordre positivement ; il le préfère aux normes établies.
Le deuxième type de déploiement sémantique du concept « besporiadok ».
35Le seul extrait du roman où le concept « besporiadok » est identifié à l'aide du lexème clé utilisé dans le discours direct des héros est le dialogue de Katerina Nikolaevna avec Versilov, dans lequel elle critique la société et son caractère désordonné.
36— Pas la société. Je sais que, dans notre société, il y a le même désordre que partout ; mais, à l'extérieur, les formes gardent encore leur beauté, si bien que si l'on y vit juste en passant, il vaut mieux être là qu'ailleurs.
37— J'entends souvent, depuis quelque temps, ce mot, le « désordre » ; vous aussi, à l'époque, vous avez eu peur de mon désordre, de mes « disciplines », de mes idées, de mes bêtises32 ?
38Pour l'héroïne, il est clair que les valeurs de la société ont été ébranlées et qu'il ne reste plus que la beauté des formes extérieures. Il convient de noter que Versilov se présente comme le porteur, voire le propagateur, de la maladie, qui est désignée par le pronom moï (mon) et le verbe ispugalis’ (avez eu peur), ce qui indique la nature néfaste de la maladie que le héros transmet aux autres. L'utilisation des mots verig (chaînes de l'ascète : au génitif ; « disciplines » dans la traduction citée,), ideï (idées : au génitif), gluposteï (bêtises / sottises) dans une même série synonymique indique les causes de ce désordre. Parmi celles-ci il faut noter l'absence de système de repères, le déplacement des valeurs morales et religieuses (verbalisé avec les mots verig : chaînes de l'ascète) avec des fausses croyances, leur remplacement par des idées destructrices. Il est également notable que le lexème besporiadok (désordre) soit répété dans une réplique de Versilov, ce qui rend d'actualisation du concept plus intense.
39Ces contextes mettent ainsi en lumière des traits du concept « attraction extérieure », « destruction de la société », « idée », « bêtises / sottises » en illustrant le mode de propagation du désordre au niveau social.
Le troisième type de déploiement sémantique du concept « besporiadok ».
40Une vision objective sur les événements en développement est présentée au sein des fragments de la lettre de Nikolaï Semionovitch, l’ancien éducateur d’Arkadi, d’après lequel une personne « sovershenno postoronnego i dazhe neskol'ko holodnogo jegoista, no bessporno umnogo cheloveka » (complètement étrangère et même un peu égoïste, mais incontestablement intelligente)33. Il présente une sorte de regard détaché, et donc objectif, sur le déroulement des événements car il ne participe pas aux événements décrits par l’adolescent :
41Et si, par exemple, ils avaient conscience au début de leur chemin de tout ce désordre et du hasard qui les portaient, de toute l’absence de noblesse, ne serait-ce que dans leurs familles, de l'absence de légendes familiales et de belles formes achevées, cela n'en dirait que mieux, car c'est en toute conscience qu'ils essayaient de parvenir à elles par eux-mêmes et ils apprenaient donc à les estimer. A présent, les choses sont un peu différentes – justement parce qu’il n’a presque plus rien à quoi s'intégrer. <…> Ne m'accusez pas de slavophilie ; je le dis juste ainsi, par misanthropie, car cela pèse trop sur le cœur. Aujourd'hui, depuis quelque temps, il arrive chez nous quelque chose de contraire à ce que je viens de représenter. Ce ne sont plus les détritus qui viennent adhérer à la couche supérieure des hommes, mais, au contraire, des bribes et des morceaux qui se détachent du type beau, avec une hâte joyeuse, et qui ne forment plus qu'une seule masse avec les fauteurs de désordre et les jaloux. Et ce n'est pas du tout un cas unique, celui où lis pères et les fondateurs eux-mêmes des anciennes familles cultivées viennent se moquer de ce à quoi leurs enfants, peut-être, voudraient encore croire34.
42La lettre de Nikolaï Semionovitch est composée de phrases qui établissent clairement la relation de cause à effet : i esli…, to (et si..., cela), ibo (car), tem samym (donc), potomu (parce que), ce qui rend ce discours logiquement construit.
43Dans ce passage, l'attention du lecteur est axée sur la description de la destruction des valeurs familiales et de la famille en tant que support moral nécessaire à la formation de chaque personne. Ces fragments présentent les traits « hasard » et « famille de hasard » comme les maladies de l’époque contemporaine de l’auteur, dévoilant la disharmonie non seulement au niveau de la société, mais aussi au niveau de la famille.
Conclusion.
44L'analyse des fragments du roman contenant les lexèmes clés représentant le concept de « besporiadok » a permis d'identifier les traits essentiels de ce dernier. Ainsi, ce concept a été repensé par Dostoïevski dans le cadre de ses réflexions sur la crise de la société de son époque. Il permet d'unir les niveaux du sens, de la structure et de l'image du roman, ce qui, à son tour, permet au lecteur de voir les réflexions de l'écrivain sur les causes de la destruction des valeurs morales fondamentales que l’auteur présente dans son œuvre.
45Bibliographie
46Arutjunova, Nadežda. Logičeskij analiz jazyka. Kosmos i haos: Konceptualʹnye polja porjadka i besporjadka, Moskva, Indrik, 2003, 640 p., ill.
47Dalʹ, Vladimir. Tolkovyj slovarʹ živogo velikorusskogo jazyka, Moskva, Izdatelʹstvo obŝestva ljubitelej Rossijskoj slovesnosti, 1863, 627 p., ill.
48Dostoevski, Fedor. L'Adolescent. Les Nuits blanches. Le Sous-sol. Le Joueur. L'Éternel mari, Paris, Gallimard, 1979, 1134 p., ill.
49Dostoevskij Fëdor. Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, Leningrad, Nauka, 1976, t. 16, 440 p., ill.
50Dostoevskij Fëdor. Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, Leningrad, Nauka, 1975, t. 13. 455 p., ill.
51Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, traduction d'André Markowicz, Arles (Bouches-du-Rhône), Actes Sud, 2019, 1855 p., ill.
52Ŝennikov, Gurij. « Podrostok », Dostoevskij: Sočinenija, pisʹma, dokumenty : Slovarʹ-spravočnik, Sankt-Peterburg, 2008. p. 139-145, ill.
Notes
1 Dolinin, Arkadij. Poslednie romany Dostoevskogo. Kak sozdavalisʹ « Podrostok » i « Bratʹja Karamazovy », Moskva, Leningrad, Sovetskij pisatelʹ, 1963, 343 p., ill.
2 Jones, Malcolm V., Dostoevsky. The novel of discord, New-York, Barnes & Noble, 1976, 236 p., ill.
3 Kasatkina, Tatʹjana. « Roman F.M. Dostoevskogo ‘Podrostok’: ‘Ideja’ geroja i ideja avtora », Voprosy literatury, n°1, 2004, p. 181-212, ill.
4 Viktorovič, Vladimir ; Ŝennikov, Gurij. « Podrostok », Dostoevskij : Sočinenija, pisʹma, dokumenty : slovarʹ-spravočnik, Sankt-Peterburg, Puškinskij dom, 2008, p. 139-145, ill.
5 ibid
6 Kapustina, Svetlana. « Koncept ‘besporjadok’ v romane F.M. Dostoevskogo ‘Podrostok’ », Dostoevskij i mirovaja kulʹtura. Filologičeskij žurnal, 2021, n°3 (15), p. 76-97, ill.
7 Dostoevskij, Fëdor. Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, Leningrad, Nauka, 1976, t. 16, p. 22, 29, 34, 54, 57.
8 « Вся идея романа – это провести, что теперь беспорядок всеобщий, беспорядок везде и всюду, в обществе, в делах его, в руководящих идеях (которых по тому самому нет), в убеждениях (которых потому же нет), в разложении семейного начала ». Ibid., p. 80. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont celles de l’autrice de l’article.
9 Ŝennikov, Gurij. « Podrostok », Dostoevskij: Sočinenija, pisʹma, dokumenty: Slovarʹ-spravočnik, Sankt-Peterburg, 2008. p. 139.
10 « Борьба порядка и беспорядка есть основная форма существования Вселенной: природы – живой и неживой, человеческого общества, его малых и больших фрагментов… ». Arutjunova, Nadežda. Logičeskij analiz jazyka. Kosmos i haos: Konceptualʹnye polja porjadka i besporjadka, Moskva, Indrik, 2003, p. 6.
11 Volodina, Natalʹja. Koncepty, universalii, stereotipy v sfere literaturovedenija, Moskva, Flinta : Nauka, 2014, 256 p., ill.
12 Dalʹ, Vladimir. Tolkovyj slovarʹ živogo velikorusskogo jazyka, Moskva, Izdatelʹstvo obŝestva ljubitelej Rossijskoj slovesnosti, 1863, p. 70.
13 « Горе тому, кто беспорядком живет в дому ». ibid.
14 « От беспорядка (непорядка) и сильная рать погибает ». ibid.
15 « От больших порядков стались беспорядки ». ibid.
16 « От великих порядков бывают большие беспорядки ». ibid.
17 « Порядки заводить есть кому, а беспорядки изводить некому ». ibid.
18 Entre autres, nous pouvons citer les ouvrages classiques sur le style individuel de Dostoïevski : Arutjunova, Nina. « Stilʹ Dostoevskogo v ramke russkoĭ kartiny mira », Poètika. Stilistika. Jazyk i kulʹtura, Moskva, Nauka, 1996, 336 p., ill. ; Bahtin, Mihail. Problemy poètiki Dostoevskogo, Moskva, Sovetskaja Rossija, 1979, 318 p., ill. ; Čičerin, Aleksej. Idei i stilʹ, Moskva, Sovetskij pisatelʹ, 1968, 376 p., ill. ; Čirkov, Nikolaj. O stile Dostoevskogo, Moskva, Izdatelʹstvo AN SSSR, 1963, 188 p., ill. Parmi les travaux plus récents, il est nécessaire d’évoquer les ouvrages suivants : Ašimbaeva, Natalʹja. Dostoevskiĭ : Konteksty slov : sbornik statej. Sankt-Peterburg, Serebrjanyĭ vek, 2014, 255 p., ill. ; Stepanjan, Karen. Javlenie i dialog v romanah F.M. Dostoevskogo, Sankt-Peterburg, Kriga, 2010, 400 p., ill. ; Slovo Dostoevskogo. Idiostilʹ i kartina mira. Pod obŝej redakciej Eleny Osokinoĭ, Moskva, LEKSRUS, 2014, 526 p., ill.
19 De nouveaux résultats de recherches et de projets dédiés aux particularités du style de F. Dostoïevski sont régulièrement présentés, entre autres, à la conférence annuelle Dostoïevski et la culture mondiale au Musée Dostoïevski à Saint-Pétersbourg, ainsi qu'aux Lectures internationales de Staraya Russa Dostoïevski et la modernité dans la ville de Staraya Russa.
20 Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, traduction d'André Markowicz, Arles (Bouches-du-Rhône), Actes Sud, 2019, p. 348. « Теперь предупрежу, что события с этого дня до самой катастрофы моей болезни пустились с такою быстротой, что мне, припоминая теперь, даже самому удивительно, как мог я устоять перед ними, как не задавила меня судьба. Они обессилили мой ум и даже чувства <…> Но постараюсь описать в строгом порядке, хотя предупреждаю, что тогда в мыслях моих мало было порядка. События налегли, как ветер, и мысли мои закрутились в уме, как осенние сухие листья ». Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 241.
21 « Но постараюсь описать в строгом порядке ». Ibid.
22 « до самой катастрофы моей болезни ». Ibid.
23 « Они обессилили мой ум и даже чувства ». Ibid.
24 « в мыслях моих мало было порядка ». Ibid.
25 « пустились с такою быстротой ». Ibid.
26 « События налегли, как ветер, и мысли мои закрутились в уме, как осенние сухие листья ». Ibid.
27 Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, op. cit, p. 149. « Все это было беспорядочно; я чувствовал, что что-то сделал, да не так, и – и был доволен; повторяю, все-таки был чему-то рад ». Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 101.
28 F. Dostoïevski, dans son Journal d’un Écrivain de janvier 1876, présente son héros : « un garçon déjà sorti de l’enfance : l’homme encore inachevé qui désire, timidement et insolemment, faire au plus vite son premier pas dans la vie ». Pascal, Pierre. « Introduction par Pierre Pascal » in Dostoïevski, Fedor. L'Adolescent ; Les Nuits blanches ; Le Sous-sol ; Le Joueur ; L'Éternel mari, Paris, Gallimard, 1965, p. 12.
29 Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, op. cit, p. 172. « Книги, бумаги, чернилица – все было в самом отвратительном порядке, идеал которого совпадает с мировоззрением хозяйки-немки и ее горничной. Книг было довольно, и не то что газет и журналов, а настоящих книг, – и он, очевидно, их читал и, вероятно, садился читать или принимался писать с чрезвычайно важным и аккуратным видом. Не знаю, но я больше люблю, где книги разбросаны в беспорядке, по крайней мере из занятий не делается священнодействия ». Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 117.
30 Он <…> вероятно, садился читать или принимался писать с чрезвычайно важным и аккуратным видом. Ibid.
31 Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, op. cit, p. 285. « Я должен сказать, что она никогда не заговаривала со мной о моей беспорядочной жизни и об омуте, в который я окунулся, хотя, я знал это, она обо всем этом не только знала, но даже стороной расспрашивала. Так что теперь это было вроде первого намека, и – сердце мое еще более повернулось к ней ». Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 195.
32 Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, op. cit, p. 594. « – Не общество. Я знаю, что в нашем обществе такой же беспорядок, как и везде; но снаружи формы еще красивы, так что, если жить, чтоб только проходить мимо, то уж лучше тут, чем где-нибудь. –Я часто стал слышать слово «беспорядок»; вы тогда тоже испугались моего беспорядка, вериг, идей, глупостей? ». Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 414-415.
33 Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 452.
34 Dostoïevski, Fédor. Œuvres romanesques, op. cit, p. 647-649. « И если, например, и сознавали, в начале дороги, всю беспорядочность и случайность свою, все отсутствие благородного в их хотя бы семейной обстановке, отсутствие родового предания и красивых законченных форм, то тем даже и лучше было, ибо уже сознательно добивались того потом сами и тем самым приучались его ценить. Ныне уже несколько иначе – именно потому, что примкнуть почти не к чему. <…> Не обвините в славянофильстве; это – я лишь так, от мизантропии, ибо тяжело на сердце! Ныне, с недавнего времени, происходит у нас нечто совсем обратное изображенному выше. Уже не сор прирастает к высшему слою людей, а напротив, от красивого типа отрываются, с веселою торопливостью, куски и комки и сбиваются в одну кучу с беспорядствующими и завидующими. И далеко не единичный случай, что самые отцы и родоначальники бывших культурных семейств смеются уже над тем, во что, может быть, еще хотели бы верить их дети ». Dostoevskij, Fëdor, Polnoe sobranie sočinenij v 30 tomah, t. 13, op. cit, p. 453-454.
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Quelques mots à propos de : Natalia FRÉVAL-BULGAKOVA.
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