Le corps en gestation : “splendeurs et misères” des babas russes

Par Youlia SIOLI
Publication en ligne le 13 mars 2024

Résumé

В статье исследуется образ «бабы» в советской «деревенской прозе» 1920-х и 1970-х годов. Особое внимание уделяется анализу системы бинарных характеристик, создающих положительную и отрицательную литературную модель поведения бабы, а именно: баба-героиня и баба-антигероиня (красивое тело/уродливое тело, здоровое тело/больное тело, беременное тело/бесплодное тело, целомудренное тело/похотливое тело). В статье делается вывод о том, что литературный тип «баба» соткан из множества аллюзий, отсылающих к растительному и животному миру, к вкусовым ощущениям, а также к извечному циклу сотворения и обновления жизни. Ее основные функции сводятся к произведению на свет потомства и работе. Именно поэтому можно утверждать, что в анализируемых произведениях превалирует традиционный взгляд на простую деревенскую женщину, на ее тело и здоровье: она остается полностью подчиненной (вплоть до интимной сердцевины собственного тела) семье, мужу, традиции и норме, которые направляют в нужное русло ее энергию и управляют ее жизненной силой.

L’article est consacré à l’analyse de l’image d’une bonne femme (baba) dans la prose ruraliste soviétique des années 1920 et 1970. Au centre de notre attention réside un système binaire de caractéristiques permettant de construire un modèle exemplaire, celui d’une bonne femme-héroïne, et, par contraste, un modèle négatif, celui d’une bonne femme-antihéroïne. A savoir : corps beau / corps laid, corps sain / corps malade, corps plein / corps vide, corps béni / corps lubrique. Nous arrivons à la conclusion que le personnage littéraire de baba est tissé de renvois et d’allusions au monde végétal et animal, à la sensibilité gustative, à l’éternel cycle de la création et du renouvellement. Ses fonctions principales sont celles de la procréation et du travail. C’est pour cette raison que nous pouvons constater qu’il s’agit ici d’un regard traditionnel sur une simple femme de village, sur son corps et sa santé : elle reste complètement soumise (jusqu’au plus profond de son corps) à la famille, à son mari, à la tradition et la norme qui surveillent et canalisent son énergie et sa vitalité.

Mots-Clés

Texte intégral

Introduction

1Notre réflexion sera consacrée à la figure de bonne femme russe (comme on dit en russe : à la baba), ainsi qu’au statut littéraire du personnage de baba. Cette question nous intéresse aussi bien du point de vue thématique (caractéristiques, idées véhiculées, constantes et métamorphoses du personnage de baba dans les textes littéraires) que conceptuel. Plus précisément il s’agit de la notion d’écriture de bonne femme – écrire à la manière de bonne femme – qui sert d’outil de pression et de dénigrement au travail scriptural des femmes. Car c’est un instrument destiné à évaluer la valeur littéraire d’un texte écrit par une femme et utilisé par certains critiques littéraires1. L’écriture de bonne femme est souvent associée à un ton criard, au manque de goût, de mesure ainsi qu’aux dérives thématiques (notamment la question du corps et la description de l’amour charnel).

2Dans cet article, nous nous limiterons à la facette thématique ainsi qu’à l’analyse des exemples précis appartenant au discours rural, à la prose dite ruraliste des années 1920 (les nouvelles de Lydia Seïfoullina, Valentin Kataev et Boris Gouber) et des années 1970 (le roman bref de Valentin Raspoutine Vis et n’oublie pas). Le choix des textes repose sur le personnage principal de ces écrits, à savoir : une baba, une paysanne, habitante de petits villages excentrés. Selon la définition du critique littéraire Aleksandre Voronski, qui réfléchissait sur les personnages féminins de Seïfoullina, il s’agit d’une « simple femme de village issue de couches populaires2 ». Pour l’écrivain Viktor Astafiev, Nastiona de Raspoutine, héroïne principale du texte Vis et n’oublie pas, est caractérisée comme une fille « simple d’origine simple3 ».

3Les parallélismes qui se tissent entre ces deux périodes historiques relèvent non seulement du niveau thématique mais également du niveau poétique. Premièrement, le groupe littéraire « Passage » (Pereval), organisé par Voronski, et la prose ruraliste des années 1960-1970 (à laquelle appartiennent les textes de Raspoutine et d’Astafiev) peuvent servir d’exemple de résistance au canon du réalisme socialiste (questions considérées par le pouvoir officiel comme tabous ; manière d’écrire, envie de promouvoir l’inventivité verbale). De plus, ce qui réunit tous ces textes, c’est aussi l’emploi du skaz, du langage populaire, « juteux4 » et vivant, comme le souligne Raspoutine. Ce qui contribue à la création de la densité sémantique des textes en question.

4Pour commencer, nous analyserons une série d’oppositions binaires qui constituent le corps – littéraire – d’une baba en nous appuyant sur les nouvelles de Seïfoullina (Virineya 1924 ; Linioukhina Stepanida, 1925) et de Kataev (Les bonnes femmes m’adorent, 1927), ainsi que sur le roman bref de Raspoutine (Vis et n’oublie pas, 1974). Nous donnerons ensuite des conclusions et évoquerons d’autres pistes de réflexions possibles.

5Nous aimerions attirer l’attention des lecteurs sur l’étude du modèle traditionnel, patriarcal qui met en avant la soumission de la femme (jusqu’au plus profond de son corps) à la famille, à son mari, ainsi que sur la façon dont la norme et la tradition s’y prennent pour canaliser l’énergie et la vitalité d’une femme.

6Nous nous appuierons sur les textes cités pour tenter de construire le personnage de la baba-héroïne et de la baba-antihéroïne ; de repérer les constantes, les principales caractéristiques liées au corps et à la santé de femmes, et qui se répètent de texte en texte.

Système de caractéristiques binaires correspondant au personnage littéraire de baba

Corps beau / corps laid

7Tous les textes examinés sont à l’unisson : pour une femme, il vaut mieux être jeune et belle que vieille et laide. D’ailleurs, dans la nouvelle d’Anton Tchékhov Les Bonnes femmes (Baby), publiée en 1891, c’est la première caractéristique qui introduit les protagonistes féminines : « sa femme [la femme du fils aîné Fiodor] Sofia, laide et maladive, habite chez son beau-père […]. Le second fils de Dioudia, Alexeï le bossu, vit chez son père. On l’a marié il n’y a pas longtemps à Varvara, une enfant de pauvres : c’est une belle jeune femme, pleine de santé et coquette5 ». Il faudrait souligner que dans cette nouvelle la beauté et la santé de la jeune Varvara sont au service de son infirme mari : la fraîcheur et la force vitale de la jeune femme, issue d’une famille pauvre, sont sacrifiées pour le bon plaisir de son mari et apparaissent comme une sorte de récompense pour la laideur d’Aliochka6.

8L’idéal (traditionnel) d’une « simple femme de village » est bien évidemment incarné par la beauté saine, mûre et séduisante : qu’il s’agisse de l’héroïne de Seïfoullina Virineya elle-même – « Mais moi, qui suis saine de corps, et douce aux yeux des hommes7 », ou de son amie Anissia – « Elle avait des joues roses, un corps trapu, robuste, gonflé de sève8 » (p. 53). Dans la nouvelle de Kataev, le héros affirme : « Il me faut qu’une baba soit jeune et pas trop mal, lisse9 », un véritable « petit thé au lait10 ».

9Dans les caractéristiques employées, nous trouvons les allusions suivantes : à la nature et à la montée de sève ; au fruit mûr, sucré, beau et lisse ; à la nourriture (qui procure du plaisir à celui qui mange ou qui boit). Dans le cas contraire, si la baba ne correspond pas vraiment à ce modèle, nous constatons que le lexique change : par manque de force vitale, le corps se trouve du côté de la sècheresse (valeurs biologiques, connotation sexuelle) : « A la campagne on l’eût jugée trop sèche, trop malingre. La barine la traitait bien, mais il lui fallait sans doute un morceau plus gras11 » (p. 71). Ou encore : «le corps de son épouse, ébranlée par la vieillesse12 » (p. 311), un « corps aigri13».

10De plus, avec les participes comme «ramolli» (razvialennij) ou «aigri» (zakisaïouchtchij), à la différence d’un corps ferme nous avons affaire à quelque chose de mou, d’informe, qui perd sa structure, sa résistance. Il est important de rajouter que dans le roman bref de Raspoutine, le même terme caractérise aussi bien le corps vieillissant d’une baba que le fleuve Angara qui se défait de sa carapace de glace14.

«  Baba comme il faut » / mauvaise baba

11Il est évident que toutes ces descriptions font penser à la vitalité corporelle : la question est intimement liée à l’amour charnel et à la grossesse. Ce sont les normes de la vie en communauté qui façonnent le corps de la femme, comme si son corps ne lui appartenait pas pleinement. Nous avons deux modèles, positif et négatif, encore une série d’exemples binaires – baba glorieuse et triomphante / baba déchue – qui se construisent autour de la dichotomie mère de famille / femme de mauvaise vie.

12Selon la tradition et la logique de la vie collective, une « baba comme il faut15 » est nécessairement une femme sage, mère de famille, féconde, plantureuse, généreuse (dans tous les sens du terme). Elle grossit, s’étale et se répand pour couvrir tout le monde de ses vertus et bienfaits : « A la campagne, c’est la saison de l’été indien. Le soleil n’est plus brûlant, il caresse en douceur. Comme une femme qui vieillit et devient une sage mère de famille nombreuse 16 ». Tandis qu’une mauvaise baba, qui s’écarte de la norme instaurée, est une femme qui préserve son corps de la déformation, et cela malgré les années qui passent. Elle est associée à une baba qui mène une vie dissolue et s’adonne (ou aimerait le faire) aux plaisirs charnels. Elle ne respecte pas la norme, ne correspond pas à l’image idéale attendue et n’en a pas honte. Voici ce que certains habitants du village pensent de Virineya : « On voyait bien qu’elle avait traîné partout ; quoique saine de corps, elle n’avait pas les formes plantureuses et paisibles des femmes honnêtes17 » (p. 40).

13Nous pouvons voir que, selon cette logique binaire, la famille ainsi que la grossesse effacent petit à petit toute attirance physique de la femme pour transformer sa beauté épanouie en bienfaits de la bonté et de la générosité d’une mère nourricière.

14Ainsi la fonction principale d’une « baba comme il faut » réside-t-elle dans l’enfantement : elle est censée donner la vie, accoucher, avoir de nombreux enfants. De transformer sa beauté et sa vitalité en création de la vie. C’est exactement ce que nous lisons dans les textes de Seïfoullina et de Raspoutine: « Mais tu devrais mettre au monde un enfant ; pourquoi n’es-tu pas grosse18 ? » (p. 199) ; « Meurs mais accouche, c’est toute notre vie19 ». Dans les deux citations, l’accouchement est considéré comme un ordre, un impératif incontournable sans lequel tout l’édifice de vie risque de s’écrouler. Dans le texte de Raspoutine, ce devoir est présenté comme total et ultime, une femme payant de sa propre vie pour la naissance d’un enfant.

Corps plein / corps vide

15L’infécondité et l’absence d’enfants ternissent la réputation d’une femme, l’éjectent de la communauté et font d’elle un outil de travail corvéable à merci. Ce qui est le cas de Nastiona et, en quelque sorte, de Virineya (Virka) aussi : Nastiona vit depuis des années avec son mari, et pourtant n’arrive pas à tomber enceinte. Elle se sent coupable et accomplit tout le travail, même le plus dur, demandé par sa belle-mère. Virka vit avec un homme qu’elle n’aime pas afin de pouvoir avoir des enfants et souffre de l’impossibilité, provisoire, de tomber enceinte : « Et moi, si je me démène avec un homme que je n’aime pas, ce n’est pas pour le plaisir, mais pour donner une nouvelle branche à ta race20 » (p. 41).

16L’image idéale de la bonne baba fait penser à la fertilité de la terre et à la sève qui fait pousser les plantes et les arbres : une « baba comme il faut » est « du bon terreau21 » (oudobristaïa), comme Nadejda, voisine de Nastiona. Virineya elle aussi ne pense qu’à faire naître « une nouvelle branche », donner une « pousse du corps22 ».

17Cette facette de « baba comme il faut » doit impérativement se trouver du côté de la nature, s’inspirer de et s’inscrire dans le cycle de vie, dans le retour éternel de la vie : « Et la terre, qui attendait la fécondation, respirait une langueur printanière. Et le bétail, et les hommes, et tout ce qui respirait sous le ciel, vivait ici en observant la loi séculaire : naître et vivre afin de procréer ; donner le fruit à la terre et à la race23 » (p. 35). Ainsi la conception et la naissance d’un fruit sont-elles perçues par les femmes comme un « devoir24 » envers la vie et leurs familles.

18Un autre élément qui caractérise cette baba idéale, généreuse et fertile, c’est bien le renvoi au domaine religieux, son identification à la Vierge Marie. Dans le roman bref de Raspoutine, Andreï, le mari de Nastiona, vénère et sacralise sa femme dès qu’il apprend qu’elle est tombée enceinte : « Comment ça s’est trouvé ah ! comme ça s’est trouvé, Nastiona, tu es ma sainte !25 ».

19Du côté de baba – antihéroïne, monstrueuse et défectueuse, stérile ou provisoirement inféconde, la palette est bien vaste. Nous retrouvons la même référence à la nature, avec l’idée de la sécheresse (soukhostoïnij), d’une fleur/un fruit vide : « C’est peut-être pas moi qui avais peur par-dessus tout de rester inféconde26 ? ». Dans cette interrogation de Nastiona, l’infertilité apparaît comme la pire épreuve infligée à une femme et dont elle a une peur extrême, mortelle.

20Il est important de remarquer qu’avec l’adjectif « soukhostoïnij » (sec à partir de la racine), il s’agit d’un arbre qui commence à sécher par ses racines et non par le sommet, à la différence de l’adjectif « soukhoverkhij » (sec à partir du sommet). Ce qui contribue à la création de l’image d’un arbre qui ne pourra plus jamais revivre.

21En même temps, le corps d’une femme inféconde, d’une femme « bonne à rien27 », « vide28 », « qui n’a même pas la valeur d’un crachat29» symbolise une déviation de la norme, fait penser à une maladie, à une femme-monstre, défigurée et défectueuse : « Encore toute petite elle avait entendu dire qu’une femme inféconde, c’est pas une vraie femme, rien qu’une demi-femme30 ».

22Tout est donc fait pour satisfaire les besoins de celui qui goûte, mange, dévore le fruit, pour le plaisir de ses yeux et de son corps. Avec un corps féminin sec, vide, infécond, tous ces plaisirs disparaissent progressivement.

23Enfin, ce n’est pas seulement le corps qui est condamné à la sécheresse et défiguré par la souffrance et l’effort, mais aussi la conduite, le comportement moral de la femme qui est compromis. Si une baba n’arrive pas à concevoir, elle est considérée comme une femme légère et irresponsable, une usurpatrice, une femme malhonnête. Dans une conversation avec son mari, Nastiona se traite de tous les noms – « trompeuse », « voleuse », « bécasse inféconde31 » – pour évoquer les premières années de leur mariage et son infertilité. Autrement dit, ce qui compte, ce n’est pas le désir/plaisir personnel de la femme, mais son devoir envers ses proches et sa famille ainsi qu’envers la loi naturelle de l’éternel retour de la vie.

Corps béni / corps lubrique

24La femme qui n’a pas d’enfants, qui ne veut pas ou ne peut pas concevoir, et qui s’adonne aux plaisirs charnels est considérée comme la créature la plus honteuse qui puisse exister. Elle perd complètement sa face humaine et se trouve immédiatement du côté de la bestialité, des instincts vils les plus bas. Outre la connotation sexuelle « chienne », qui évoque une femme débauchée, il faudrait penser aussi à l’emploi du participe « skajennij », qui renvoie à un chien ou un loup enragé : « Moi l’année dernière j’ai été en congé, eh ben les bonnes femmes tournaient autour de moi comme des mouches. Les femmes de soldat. Les mordues d’excitation32 ! ». Ce parallélisme (chien enragé / femme excitée) en dit long sur le désir sexuel au féminin et la rage comprise comme une maladie, violente et dangereuse. Le désir sexuel est automatiquement perçu comme une qualité impure et bestiale.

25Les injures abondent aussi bien dans le texte de Raspoutine que dans celui de Seïfoullina : « chalope, jienne33 », « ordure », « chatte en chaleur », « chatte lubrique34 »… C’est de cette façon que la belle-mère de Nastiona accueille sa belle-fille parce qu’elle pense que Nastiona a trompé son mari, qui est parti à la guerre, et est tombé enceinte d’un autre homme. La violence verbale se déchaîne également dans Virineya, quand le compagnon de Virka soupçonne (à tort !) qu’elle flirte avec quelqu’un d’autre : « sale bête » (p. 103), « chienne », « traînée » (p. 104), « putain » (p. 107). Il faudrait dire que dans Virineya les injures sont nombreuses. Assez souvent ces exclamations humiliantes sont traduites en français par « putain ».35

Corps battu, corps exploité

26Enfin, les dernières caractéristiques que nous pourrions évoquer pour parler des « splendeurs et misères » des babas, ce sont les corps souffrants (battus36, violés, contaminés par les maladies vénériennes) et les corps exploités, épuisés par le travail37.

27Même si Virka et Nastiona ne sont pas battues par leurs époux respectifs et même s’ils n’avaient pas l’intention de le faire vraiment, la violence physique fait partie de l’univers des babas : leur corps sont faits pour être soumis à la force de l’homme. Comment ne pas penser ici aux châtiments corporels infligés aux femmes et décrits dans Vie et passion d’une paysanne de Nikolaï Leskov…

Conclusion : ce « conte plein d’horreur »…

28Pour conclure, il faudrait insister sur le fait que dans les textes examinés, le personnage de baba est tissé de renvois et d’allusions au monde végétal et animal, à la sensibilité gustative, à l’éternel cycle de la création et du renouvellement.

29Une bonne baba est obligée de respecter les normes et de se plier à tout un tas de règles. Pour reformuler cette pensée, nous pourrions faire référence à l’expression d’Olga Vichnevskaïa, scénariste du film Le Village du pêché38 d’Olga Preobrajenskaïa : « la vie d’une baba, c’est un conte plein d’horreurs39 ». Ou encore à cette idée quelque peu débridée provenant de la nouvelle de Boris Gouber Inventions de babas (1928): pour gagner un pari, le mari à ordonner à sa femme de se déshabiller devant tout le monde, car il a bien ce pouvoir magique de faire avec sa femme tout ce qu’il veut au vu et au su de tous…

30De ce point de vue, la fin la plus tragique frappe Nastiona qui, enceinte, est obligée de se suicider. En obéissant à son mari et à sa famille, en accomplissant son devoir de femme, elle perd absolument tout, elle n’a plus de place dans la vie. Elle le formule d’ailleurs très clairement elle-même : « Et elle ? Quelle est sa place dans tout ça40 ? ». Elle ne peut même pas mourir comme elle veut, sur terre : elle se jette dans l’eau, meurt noyée dans l’eau et de l’eau dont elle avait terriblement peur41. C’est le corps, enceinte, de Nastiona qui traduit, exhibe, met en relief le conflit : la perte de soi (jusqu’au plus profond de son propre corps), l’impossibilité de satisfaire tout le monde, de répondre à toutes les attentes et exigences.

31Viktor Astafiev lisait ce roman comme une tragédie collective du peuple grièvement blessé par la guerre42. Or dans ce roman bref, nous pouvons lire également la paralysie totale du corps et de l’activité, de la vie d’une femme détruite, tuée, anéantie par les attentes des autres. C’est d’ailleurs également le cas de la protagoniste du film de Preobrajenskaïa Le Village du pêché, qui est contrainte, elle aussi, à mettre fin à ses jours.

32Il faudrait ajouter que les femmes créatrices des années 1920, qu’il s’agisse de Seïfoullina ou de Preobrajenskaïa, ont envie de modifier, de renverser ce système de valeur, de détruire ce monde patriarcal dans lequel une femme est réduite à l’état d’un outil ou d’une simple femelle.

33C’est peut-être la nouvelle de Seïfoullina Linioukhina Stepanida qui traduit le mieux cette envie. Tout en représentant les fonctions procréatives de la femme et son rôle maternel, l’écrivaine met en valeur une autre partie du corps de son héroïne – la tête. Ce n’est pas par hasard que, suite à un accident, le bras droit de Stepanida reste paralysé, malade et se rétrécit progressivement. En revanche, elle occupe un poste important dans la mairie du village et s’implique activement dans la vie collective. Elle abandonne donc le travail manuel pour un travail intellectuel.

34Cette question concernant l’image d’une baba dans le monde artistique est très riche et dense. Il serait fructueux de compléter cette analyse par la comparaison avec la peinture et le cinéma : nous pensons notamment aux portrais faits par Philippe Maliavine ou aux illustrations d’Ivan Bilibine ; aux films de Preobrajenskaia et à l’adaptation cinématographique du roman de Raspoutine par le réalisateur contemporain Aleksandre Prochkine (2008). Mais avant de dresser des parallèles avec les arts visuels, il serait tout à fait passionnant de cerner les racines de cet état des choses et analyser attentivement l’image littéraire de bonne femme et ses métamorphoses dans la littérature russe du XIXe siècle.

Bibliographie

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Notes

1 En guise d’exemple, nous nous permettons de faire référence à notre thèse de doctorat consacrée à la soi-disant « médiocrité » des autrices appartenant à la « jeune génération » des écrivains russes en France : Y. Maritchik-Sioli, «Filles d’émigration ». Les femmes écrivains russes en France (1920-1940) : le « génie de la médiocrité » à l’épreuve de la modernité, thèse, Université Grenoble Alpes, 2020.

2 « деревенск[ая] простонародн[ая] женщин[a] ». A. Voronskij, « L. Sejfullina », in Lidiâ Sejfullina, Moskva, éd. « Nikitinskie subbotniki », 1928, p. 16. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont celles de l’autrice de l’article.

3 « простая из простых ». V. Astafev, « Vglâdyvaâsv glub’. O povesti Valentina Rasputina “Živi i pomni », in V. Astafev, V. Rasputine, Prosto pisma, Moskva, Molodaâ gvardiâ, 2018, p. 172.

4 «сочно», «сочность». Lettre de V. Rasputin à V. Astaf’ev du 27 février 1978. Ibid., p. 49.

5 A. Tchékhov, « Les Garces », in Anton Tchékhov, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1970, t. II, p. 781. Il faudrait remarquer que le traducteur, Édouard Parayre, a opté pour un titre dévalorisant : le lecteur s’attend à la description des femmes de mauvaise vie, méchantes, méprisables et malhonnêtes. Ici, nous sommes confrontés à l’interprétation du titre de la nouvelle condamnant le comportement des héroïnes. Or, le titre initial en russe « Baby » ne suggère pas ouvertement de lecture négative. La nouvelle elle-même permet une lecture plurielle de l’image et du comportement des babas. Il est à signaler que le terme « baba », employé pour caractériser Varvara, la femme d’Alexeï, est traduit en français par le substantif « femme ».

6 Les parents d’Alexeï parlant de leur fils : « On l’a marié avant mardi gras, on pensait que ça arrangerait les choses, mais allez donc, il est encore pire.

7 L. Seifoulina, Virineya (tr. par H. Iswolsky), Paris, Gallimard, 1927, p. 41. Dans le texte de l’article, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses. « Я для глазу сладкая и телом крепкая...». L. Sejfullina, « Virineâ », in L. Sejfulina, Sočineniâ, Moskva, Hudožestvennaâ literatura, 1980, t. 1, p. 289.

8 « Румяная, невысокая, крепкая, телом налитая...». Ibid., p. 294.

9 « Мне надо, чтобы баба была молодая и ничего из себя, гладкая ». V. Kataev, « Zemlâki », in V. Kataev, Menâ baby lûbât, Pariž, Očarovannyj strannik, 1927, p. 28.

10 « чай с молоком ». Ibid., p. 30.

11 « Ну, а по-нашему: сохлая до канючая. И барин с ей ласков, а, видно, посдобней, повеселeй чего захотел». L. Sejfullina, « Virineâ », op. cit., p. 301.

12 « развяленное старостью женино тело ». Ibid., p. 311. La traduction d’Hélène Iswolsky, traductrice de l’émigration russe, n’est pas tout à fait imagée : le corps de la femme est rendu ramolli, presque informe par la vieillesse. Comme s’il s’agissait d’une forte chaleur qui ferait fondre le corps.

13 V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas (tr. par N. Dombre), Lausanne, L’Age d’homme, 1979, p. 10. « Закисающее тело». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », in V. Raspoutine, Izbrannye proivedeniâ d dvuh tomah, Moskva, Molodaâ gvardiâ, t. 2, Ibid., p. 11.

14 « Et l’Angara qui va bientôt se ramollir, le temps que la glace s’en aille… ». V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit., p. 89.

15 Nous formons cette expression à partir de la phrase exclamative d’un des personnages de Virineâ de Sejfulina : « Неправильная баба! ». L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 289.

16 « В деревне теперь бабье лето. Солнышко не жаркое, но неторопливо ласковое. Как жещина в старости, мудрая многодетная мать». L. Sejfulina, « Linûhina Stepanida », in L. Sejfulina, Povesti i rasskazy, Moskva, Hudožestvennaâ litératura, 1980, t. 2, p. 168.

17 « Сразу видно, что гулёна. Здорова, а спокойной полноты бабьей, расплывчатой нет ». L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 289. Il faut remarquer que H. Iswolsky fait un contresens en traduisant la phrase qui suit par : «  Elle ressemblait à une vierge avec ce corps souple et ce visage à la peau bien tendue » (« На безмужнюю похожа подтянутым телом и несмякшим лицом »). Dans ce contexte « безмужняя » signifie non une fille vierge, mais bien au contraire, une célibataire ayant des amants. Virineâ, sans mari, ni enfants, préserve la jeunesse et la force de son corps, et s’adonne librement aux plaisirs charnels, selon des raisonnements (faux !) de certains habitants du village.

18 « Одно только – родить тебе надо. Чего ты не тяжелеешь? ». L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 357. Remarquons que l’impératif, la nécessité vitale et la tonalité injonctive de la phrase russe sont adoucies dans la traduction et rendues en français par le conditionnel « tu devrais ».

19 V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit., p. 191. « Умри, но роди: в этом вся наша жизнь». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 174.

20 « А я с опостылым маюсь не для веселья, а для роду веточки! » L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 290. Hélène Iswolsky efface l’intonation exclamative de Virineâ, en neutralisant son discours. De plus, elle introduit le mot « race » qui suscitait beaucoup de débats dans les années 1920-1930.

21 V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit., p. 149.

22 « отросток от тела ». L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 289. Dans sa traduction, H. Iswolsky escamote la référence répétitive au champ lexical de la végétation et rend cette expression par l’adjectif « fécond » (p. 41).

23 « Изначально полным томленьем дышала веснами ожидавшая зачатья земля. И скот и люди – все живое жило здесь в мудрой верности исконному закону бытия: родиться и жить, чтобы родить. Дать плод земле и роду своему ». L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 287.

24 Nadia, copine de Nastiona, est fière d’avoir des enfants : « Nadia se moquait d’elle-même, se calomniait, mais tout ce ricanement ne manquait pas d’orgueil et il était vari qu’elle avait rempli son devoir de femme, on ne pouvait pas lui enlever ça. Auparavant, la vantardise de Nadia aurait froissé Nastiona, mais à présent, elle l’écoutait avec plaisir » V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit., p. 149.

25 Ibid., p. 90. Le texte de Rasputin en russe renvoie explicitement à la Vierge Marie : « Вот ведь как вышло-то, а! Как вышло-то! Настена! Богородица ты моя! ». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 82.

26 Ibid., p. 92. « Не я ли до смерти боялась остаться сухостоиной? ». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 84. Il nous paraît important de garder dans la traduction l’idée de la sècheresse : cette image prolonge la comparaison biologique entre le corps d’une femme et la terre-mère ; en même temps, elle fait résonner le langage des habitants d’un village sibérien, ce langage « juteux », comme dit Rasputin, plein de vie et de sagesse.

27 V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit, p. 101.

28 « полая ». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 15. A comparer également avec Virineâ : « порожняя », « пустая ». L. Sejfullina, Virineâ, op.cit., p. 289.

29 « плюновая ». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 92. La traductrice a rendu cette caractéristique par une périphrase : « femme bonne à rien ».

30 V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit, p. 15. « С детства слышала она, что полая, без ребятишек, баба – уже и не баба, а только полбабы ». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 15.

31 Ibid., p. 92. « Обманщица », « воровка », « свиристелка ». Ibid., p. 85.

32 « Вот я в прошлом годе был в отпуску, так от баб отбою не было. Солдатки. Скаженные женщины! ». V. Kataev, « Zemlâki », op.cit., p. 28.

33 V. Raspoutine, Vis et noublie pas, op.cit, p. 205. « Шуцка », « кобыла », « кошка... пакостливая, блудливая ». V. Raspoutine, «  Živi i pomni », op.cit., p. 186.

34 Ibid., p. 206 (pour les trois dernières injures).

35 Voir l’édition en russe : «паскуда» (р. 316), « стерва » (р. 318), le mot « погань » (p. 316) (ordure) n’est pas traduit dans le texte. Notons que les injures comme паскуда et стерва réduisent une femme à l’état de la pourriture, ignoble et dégoûtante.

36 « Je me fâche et je lui envoie deux coups de bride ; à ce moment, Vassili arrive par le portillon et crie d’une voix désespérée : Ne la touche pas ! Mais lui, il accourt, lève le bras et se met à la rouer de coups de poing comme un fou, de toutes ces forces, puis il la jette par terre et il la bourre de coups de pied… » (« Les garces », p. 788) ; Anissia, copine de Virka, parle de son mari : « Et il apportera quelque maladie mauvaise… elles sont nombreuses parmi nous celles qui ont été abîmées par leurs maris. A quoi bon parler de tout ça ! Quand il reviendra, il me battra, me brisera quelques os, et ensuite nous vivrons comme par le passé (Virineya, p. 63-64) ; l’amoureux de Virka qui lui dit : « Tais-toi, ou je te battrai comme une chienne » (Virineya, p. 172) ; Nastiona qui oublie de nourrir son mari et exclame : « Quelle gourde je fais. On voit bien que personne ne m’a cogné dessus depuis un bout de temps (Vis et n’oublie pas, p. 45).

37 « Le moujik ne se dépense pas en paroles avec les filles ; quant aux femmes, il ne leur parle guère. Il arrive qu’il dise une parole caressante à son cheval, à sa vache, mais non pas à sa femme. On la prend pour le travail et pour le fruit qu’elle donne, mais pour la tendresse, – guère » (Virineya, p. 73-74). « Elle [Nastiona] quittait avec ses vêtements de travail le fardeau du labeur, cette sorte de harnais de bête de somme, cette servitude qui enchaînait au point de ne plus savoir si tu étais une femme ou non… » (Vis et n’oublie pas, p. 81).

38 Le titre original du film en russe : Les Bonnes femmes de Râzan (1927).

39 « жизнь бабы – страшная сказака ». Višnevskaâ, Olga. « Kaka snimali “Bab râzanskih” », in Kino-teatr.ru, https://www.kino-teatr.ru/kino/art/kino/1789/, (consulté le 2 octobre 2021).

40 V. Raspoutine, Vis et n’oublie pas, op.cit., p. 90.

41 « Que ce soit dans son lit ou en marchant, par un accident imprévu, l’homme doit mourir sur terre, avec le sol dur, normal sous ses pieds, et de l’air plein les poumons. Une fois seulement dans sa vie, Nastiona avait vu un noyé, et jusqu’à présent, son souvenir lui donnait des frissons ». Ibid. p. 182.

42 Voir la lettre d’Astaf’ev du 20 décembre 1974 adressée à Rasputin. V. Astaf’ev, V. Rasputin, Prosto pis’ma, op.cit., p. 27.

Pour citer ce document

Par Youlia SIOLI, «Le corps en gestation : “splendeurs et misères” des babas russes», Revue du Centre Européen d'Etudes Slaves [En ligne], Numéro 8, La revue, Liminalité et corps féminin, mis à jour le : 21/10/2024, URL : https://etudesslaves.edel.univ-poitiers.fr:443/etudesslaves/index.php?id=1651.

Quelques mots à propos de :  Youlia SIOLI

Docteure en littérature française (2007, Université Paris-8), traductrice d’écrits théoriques, chercheuse à l’Institut de littérature mondiale A.M. Gorki, Youlia Sioli travaille sur les rapports texte/image, voix/silence dans la littérature française du XXe siècle. Elle se penche sur l’étude de la poétique du rythme d’Henri Meschonnic et a traduit en russe son ouvrage La Rime et la vie (2014). Elle est l’auteure de plusieurs articles sur l’œuvre de Marguerite Duras et des livres Les Formes hybri ...

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